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L’abstention : un signe de défiance, pas d’indifférence

Près de 47 millions de citoyens étaient appelés aux urnes pour les élections régionales et départementales. Un scrutin marqué par un record d’abstention, qui semble ériger le « parti de l’abstention » au rang de « premier parti de France »… Derrière la formule simpliste, un mouvement de fond pour une Ve République  enlisée dans une «démocratie de l’abstention» (déjà décrite par Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen). Comment l’expliquer ? Certes, non seulement ce scrutin est traditionnellement peu mobilisateur, mais l’attention actuelle de nos concitoyens sur les conséquences économiques et sociales de la pandémie ou pour des thématiques comme l’insécurité et le pouvoir d’achat dépassent largement les seules compétences des régions. Reste que les sources d’explication de cette tendance abstentionniste sont plus profondes.

Le vote demeure en droit français un acte volontaire et donc juridiquement facultatif. Il n’empêche, il demeure un geste particulièrement chargé sur le plan symbolique et civique. Il ne s’agit pas d’un acte individuel, d’un moyen d’expression, d’un droit politique comme les autres. C’est un signe fort de socialisation et de politisation du citoyen par lequel il se saisit et décide des affaires publiques. Si la citoyenneté établit le lien social entre l’individu et le corps politique, c’est au moment de l’élection que les Français(es) se constituent de manière ponctuelle et symbolique en «communauté de citoyens». C’est pourquoi le vote représente un devoir dans la morale civique.

Ce type de discours pèse peu aujourd’hui. Si le phénomène abstentionniste donne lieu à des interprétations diverses et contradictoires (acte passif ou actif, voire militant), il témoigne d’une double fracture politique et sociale qui (dé)structure la société française.

  • Le phénomène abstentionniste demeure une manifestation politique de l’exclusion sociale 

D’une part, de nombreux scrutins confirment une moindre participation électorale des catégories sociales les moins favorisées ou faiblement diplômées. Si l’abstention est traditionnellement analysée comme une pathologie du fonctionnement du système représentatif, sa compréhension ne saurait se détacher de l’environnement social dans lequel il s’inscrit. Le phénomène abstentionniste demeure une manifestation politique de l’exclusion sociale d’une partie de la communauté nationale. Le recul de la participation électorale est prégnant dans des milieux populaires frappés par la pauvreté, le chômage de masse, l’échec scolaire, la ghettoïsation, les discriminations et autres sources d’une citoyenneté politique à plusieurs vitesses. En cela, le principe du suffrage universel a du mal à masquer un «cens caché», selon l’expression toujours valable de Daniel Gaxie. Le suffrage universel est toujours un suffrage censitaire de facto, au sens où certains gouvernés intègrent leur «incompétence» pour trancher des questions complexes.

  • L’abstention traduit moins une indifférence à l’égard de la chose politique, que le sentiment de non représentation et de non-choix

D’autre part, l’abstention traduit moins une indifférence à l’égard de la chose politique, que le sentiment de non représentation et de non-choix. Nombre de nos concitoyens (en particulier les jeunes et ceux issus des milieux populaires) ont le sentiment ou la conviction que les candidats/partis en compétition ne défendent pas leurs idées/intérêts. En cela, le pluralisme de l’offre politique semble fictif. L’abstention traduit en chiffre la défiance des citoyens à l’égard de leur propre classe politique, dont les membres sont fortement présumés d’être à la fois impuissants (le vote de l’électeur comme la volonté de l’élu n’auraient plus cette faculté démocratique de « changer la vie ») et corrompus (« affaires » obligent). Une double présomption qui explique en partie le refus plus ou moins radical de participer au jeu électoral (la non-inscription sur les listes électorales n’a pas la même signification que l’abstention) et qui illustre la fracture politique qui oppose les élus et leurs citoyens, les gouvernants et les gouvernés. Dès lors, le sentiment de «défiance» pourrait prendre des formes plus violentes que la simple non-participation aux élections …

Selon Pierre Rosanvallon, la  » défiance citoyenne  » dessine les contours d’une  « contre-démocratie »*. La thèse développée par l’auteur est indissociable de la crise de la représentation et témoigne d’une inflexion nouvelle de la logique représentative. Partant, la  « contre-démocratie » entendue comme la  « démocratie de la défiance organisée » est incarnée par trois types de contre-pouvoirs qui font face à la démocratie électorale :   » [a]u peuple-électeur du contrat social se sont de la sorte sur-imposées de façon toujours plus active les figures du peuple-surveillant, du peuple-veto et du peuple-juge  » . Ces trois modalités de la défiance – la surveillance, l’empêchement et le jugement – contribuent notamment à creuser le fossé entre la société civile et les institutions représentatives. Signe que la question du système représentatif est au cœur de la crise systémique qui frappe notre vie démocratique, et à laquelle le recours à des solutions techniques (ou encore la reconnaissance du vote blanc) ne saurait pallier.

 

*Pierre RosanvallonLa contre-démocratie, la politique à l’âge de la défiance. Paris, Seuil, 2006, 345 p.

 

  • Version actualisée d’un texte initial.

 

  • Photo : Soizic Bonvarlet
Nabli Béligh

Nabli Béligh

est universitaire et essayiste. Après des études en droit à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et à l’Institut Universitaire Européen (Florence), il a enseigné (de 2009 à 2017) les « Questions européennes » et les « Questions internationales » à Sciences Po Paris. Ses travaux et réflexions portent essentiellement sur des problématiques juridiques, politiques et institutionnelles françaises, européennes et méditerranéennes.
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est universitaire et essayiste. Après des études en droit à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et à l’Institut Universitaire Européen (Florence), il a enseigné (de 2009 à 2017) les « Questions européennes » et les « Questions internationales » à Sciences Po Paris. Ses travaux et réflexions portent essentiellement sur des problématiques juridiques, politiques et institutionnelles françaises, européennes et méditerranéennes.

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