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L’Etat mis à nu par un virus

« Chronique de la Ve République » par Béligh Nabli & Nicolas Matyjasik 

La Constitution de 1958 est celle d’un Etat fort. Une promesse gaullienne qui sonne faux en ce jour de déconfinement. La crise systémique provoquée par le Covid-19 interroge en effet le rôle de l’Etat dans un monde globalisé et les moyens dont il dispose pour faire face aux défis de ce début de XXIe siècle. Un questionnement qui fait directement écho au « paradoxe étatique » auquel la France elle-même est confrontée. D’un côté, face à l’urgence sanitaire, économique et sociale, les citoyens en ont appelé instinctivement à un Etat protecteur, instance de premier et de dernier recours, tandis que le président de la République n’a pas hésité à remobiliser la figure de l’Etat social combiné à un discours martial sur la souveraineté et l’autorité de l’Etat (ce pour mieux imposer les conditions drastiques du (dé)confinement). De l’autre, ce même Etat s’est montré vulnérable, faillible et en partie incapable de répondre aux besoins exprimés par ses citoyens ; si ses agents (hospitaliers, de l’enseignement, de l’action sociale, etc.) se sont montrés digne de leur mission de service public, la défaillance de nombre de ses dirigeants politiques et bureaucratiques affecte l’imaginaire collectif d’un État omniscient et omnipotent. Derrière les incohérences et contradictions de la communication officielle, une réalité implacable s’impose à nous, celle d’un État qui s’est trouvé en partie désarmé et désorganisé face à un virus …

Au-delà de ce paradoxe, c’est la croyance même dans l’Etat qui se pose au sortir de la première phase de cette crise. Il ne s’agit pas de ressusciter l’antienne sur la « fin de l’Etat », mais d’identifier ce qu’est devenu notre Etat. Car en France, plus qu’un simple appareil bureaucratique, l’Etat représente d’abord une idée qui jouit d’une aura « providentielle ». Le modèle français s’est construit sur l’idée à la fois d’une supériorité et d’une centralité de l’État. Plus encore qu’ailleurs, l’État est le socle sur lequel la nation s’est construite. Il en constitue la matrice et l’une des principales forces agissantes. Le pouvoir politique est traditionnellement centralisé au sein d’un État producteur et défenseur de l’intérêt général. Il est le dépositaire d’une mémoire collective et l’incarnation de la communauté nationale. Situé au-dessus des intérêts particuliers, cet État est au centre de l’ordre politique, économique, social ; il est au cœur de l’imaginaire collectif ; son nom est historiquement associé à la réalisation concrète de la promesse républicaine. C’est ainsi qu’il est possible de saisir notre représentation du « service public » : l’apparition de la théorie du service public traduit « l’effort conduit au niveau politique pour consolider le pacte républicain en le fondant non seulement sur le suffrage universel et la démocratie représentative, mais aussi sur le développement de la solidarité »[1] . Le « service public » est conçu en France comme un mode d’organisation de la société mettant l’accent sur l’importance du lien social et de la justice sociale.

Cette représentation de l’Etat est le produit d’une construction historique, juridique et politique. Or la crise sanitaire – notamment à travers les décisions en matière de gestion des stocks de masques – a dévoilé avec force les conséquences du processus de déresponsabilisation et de « désétatisation » des politiques publiques à l’œuvre depuis la fin du XXe siècle. L’Etat s’est « volontairement » désarmé, transférant à d’autres personnes ( essentiellement privées) les responsabilités qui lui incombaient. Le modèle jacobin et napoléonien, centralisé et hiérarchisé, est devenu en partie une fiction se trouve directement affecté par la « fragmentation interne », due, notamment, au transfert de ses compétences aux collectivités territoriales, et par la montée des valeurs du néolibéralisme et de l’individualisme qui contestent le pouvoir de commandement unilatéral de l’État. Le développement des normes du secteur privé dans le champ d’action de l’Administration ou encore le discours managérial sur la modernisation administrative sont autant d’indices du mouvement de « désacralisation » de la chose publique… Nombre d’élus et de responsables politiques étrillent une Administration dont ils condamnent l’incapacité à réagir à l’urgence. Inflation des normes, paralysie, « culture de la peur »… Si en effet la crise sanitaire a mis en lumière les défaillances de l’appareil d’État, la responsabilité est collective. L’impréparation et l’incurie de certaines administrations du secteur sanitaire s’expliquent par des choix politiques (synonymes de coupes budgétaires et de réductions d’effectifs) et par le vide abyssal en matière de vision stratégique au sommet de l’Etat.

Outre la normalisation et la désubstantialisation de l’Etat, la crise sanitaire a illustré le mode d’exercice du pouvoir d’Etat à l’œuvre sous la Ve République marqué par une concentration du pouvoir au sein de l’exécutif et une dévalorisation du Parlement avec un fait et une discipline majoritaires poussés à l’extrême, ainsi qu’une opposition méprisée. La tendance présidentialiste de la Ve République – tendance renforcée par l’instauration du quinquennat et l’inversion du calendrier électoral en 2000 par le couple Chirac/Jospin – n’a rien de nouveau, elle ne date pas de l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron. Mais son exercice du pouvoir depuis trois ans traduit moins un renouveau de la pratique des institutions de la Ve République qu’une caricaturale logique présidentialiste. On assiste ainsi à une Ve République qui se parodie elle-même, à travers l’accentuation de ses déficits démocratiques les plus saillants. Le Parlement n’échappe pas à la volonté de transposer la culture managériale de l’entreprise, celle-là même qui justifie une conception pyramidale de la démocratie et une accélération du rythme de travail parlementaire incompatible avec un exercice réel du travail des députés. Les divers dispositifs de contrôle des citoyens mis en place au nom de l’état d’urgence sanitaire accentuent le spectre d’une régression démocratique. Trop puissant, le pouvoir exécutif devient tout puissant… Du moins en apparence, car ce sont bien des signes d’impuissance qu’il a manifestés tout-au-long de cette pandémie historique. La défiance citoyenne n’est pas prête de se résorber si ne nous interrogeons pas sur les modes de gouvernement de nos sociétés contemporaines.

Nicolas Matyjasik est politologue. Il a co-dirigé, avec Marcel Guenoun, l’ouvrage En finir avec le New Public Management, éditions IGPDE, 2019.

Béligh Nabli est juriste et essayiste. Il est l’auteur notamment de L’Etat. Droit et politique, Armand colin, Coll. U, 2017

 


[1] Conseil d’État, Rapport public, 1994, p. 15

Nabli Béligh

Nabli Béligh

est universitaire et essayiste. Après des études en droit à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et à l’Institut Universitaire Européen (Florence), il a enseigné (de 2009 à 2017) les « Questions européennes » et les « Questions internationales » à Sciences Po Paris. Ses travaux et réflexions portent essentiellement sur des problématiques juridiques, politiques et institutionnelles françaises, européennes et méditerranéennes.
Nabli Béligh
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est universitaire et essayiste. Après des études en droit à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et à l’Institut Universitaire Européen (Florence), il a enseigné (de 2009 à 2017) les « Questions européennes » et les « Questions internationales » à Sciences Po Paris. Ses travaux et réflexions portent essentiellement sur des problématiques juridiques, politiques et institutionnelles françaises, européennes et méditerranéennes.

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