– Léonard Balme Leygues & Delphine Krzisch,
Avocats au Barreau de Paris
Alors que l’épidémie mondiale du covid-19 ne cesse de bouleverser l’étendue de nos droits et libertés, les médecins, en première ligne dans la lutte contre le virus, à l’hôpital comme en ville, doivent désormais endosser un nouveau rôle : celui d’agent de police sanitaire.
Après cinquante-cinq jours de confinement de la population, la période de « déconfinement » qui s’ouvre s’accompagne, en effet, d’un nouvel arsenal de mesures destinées à limiter les déplacements, éviter les concentrations de population et à créer un « système d’information de collectes des données individuelles de santé des personnes affectées par le virus et des personnes contact, dans la perspective de lutter contre la propagation de l’épidémie »[1] (rapport du Sénat, page 5).
En clair, sous ce dernier axe, il s’agit d’organiser un fichage des patients et d’identifier les chaînes de contamination du virus, afin de recenser les « cas contacts », de les tester et de les mettre en quarantaine, non sans que cela pose quelques questions épineuses au regard du secret médical.
Le secret médical, corollaire du droit du patient au respect de sa vie privée
Quelques principes méritent d’être rappelés en matière de protection de la vie privée.
En France, le respect de la vie privée fait l’objet de la plus haute protection qui soit, il s’agit d’un droit de valeur constitutionnelle, qui figure parmi les « droits naturels et imprescriptibles de l’homme » (article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen). Le droit au respect de la vie privée doit être « entendu de manière assez classique comme une protection contre les intrusions publiques ou privées au sein de la sphère d’intimité de chacun » et notamment « à la protection du secret médical » (commentaire aux Cahiers du Conseil constitutionnel de la décision du 16 mai 2012, M. Mathieu E., n° 2012-248 QPC).
Cette protection du secret médical est inscrite dans la loi (article L. 1110-4 du code de la santé publique) et a pour corollaire l’obligation de son médecin de garder secret tout ce qui est venu à sa connaissance dans l’exercice de sa profession « c’est-à-dire non seulement ce qui lui a été confié, mais aussi ce qu’il a vu, entendu ou compris » (article R. 4127-4 du code de la santé publique).
Concilier vie privée et santé publique
Le droit au respect de la vie privée comme le secret médical ne sont pas absolus. Et on le comprend aisément.
Dans certaines circonstances (et notamment en cas d’épidémie), les impératifs liés à la santé publique imposent que l’administration ait à sa disposition les données qui lui permettront d’assurer une surveillance épidémiologique fine.
Le législateur n’a pas attendu le covid-19 pour instituer un dispositif de « lutte contre les épidémies et certaines maladies transmissibles », comprenant la « transmission obligatoire de données individuelles à l’autorité sanitaire » (article L. 3113-1 du code de la santé publique).
Mais la transmission de ces « données individuelles » ne se fait pas au prix de la vie privée du patient, le dispositif ayant été conçu avec le souci de préserver l’anonymat du patient, ce qui permet de garantir à la fois les droits fondamentaux des patients et les impératifs de santé publique, sans exposer le médecin à un quelconque cas de conscience.
Le dispositif de lutte contre l’épidémie de covid-19
En matière de lutte contre l’épidémie en cours, la loi du 11 mai 2020 prorogeant l’état d’urgence sanitaire est beaucoup plus intrusive.
De manière expressément dérogatoire au droit au respect de la vie privée du patient, cette loi prévoit le traitement et le partage de données à caractère personnel concernant la santé des personnes atteintes par le virus et de celles qui ont été en contact avec elle.
Ces informations sont renseignées dans un système d’information par un médecin ou un biologiste médical, sans qu’il ne soit nécessaire de recueillir, au préalable, le consentement des intéressés.
L’anonymat n’est préservé que dans une seule hypothèse, celle de l’exploitation des données en vue d’assurer « la surveillance épidémiologique aux niveaux national et local ». En revanche, le fichage est nominatif pour l’identification des personnes infectées, celles présentant simplement un risque d’infection (les « cas contacts ») et « l’orientation des personnes infectées, et des personnes susceptibles de l’être […] vers des prescriptions médicales d’isolement prophylactiques ».
Les médecins alimenteront donc un fichier largement nominatif, qui est destiné à circuler entre les mains de personnes qui ne sont pas soumises à leur déontologie. Les « brigades sanitaires » seront en effet chargées de remonter la liste des cas-contacts, de les appeler, de les inviter à se faire tester en leur indiquant à quel endroit ils doivent se rendre, puis à vérifier que ces tests ont bien eu lieu et que leurs résultats donnent lieu à l’application correcte de la doctrine nationale.
Tout cela est bien éloigné du dispositif de droit commun de transmission obligatoire, dont la diffusion est bien moindre et garante de l’anonymat.
Le décret du 12 mai 2020 qui porte application du dispositif prévu par la loi de prorogation de l’état d’urgence indique que, pour sa part, le fichier « contact Covid » comportera pas moins de 16 catégories d’informations pour le « patient zéro » : nom, prénom, sexe, profession, lieu d’exercice de la profession, lieux de fréquentations au cours des quatorze derniers jours, mais aussi nom, prénom, sexe, date de naissance, numéro de téléphone, adresse électronique de ses « cas contacts ». Quant aux cas contacts identifiés, il est même prévu de leur demander s’ils ont cohabité avec le patient zéro… L’Etat doit-il savoir qui découche ?
A cette vitesse il ne faudra guère que quelques semaines pour que toute la population se trouve fichée en tant que cas contact d’un « patient zéro » malade.
Ce fichage à très grande échelle vient rompre le nécessaire lien de confiance entre le médecin et son patient, au mépris du serment d’Hippocrate : « Je ne tromperai jamais leur confiance ».
En déclarant un « patient zéro », un médecin contribuera donc au fichage de tous les « cas contacts » de ce patient. Chacun recevra la visite d’une brigade masquée et gantée qui, à nouveau, enquêtera sur les contacts de l’individu fiché contre son gré.
La liste des autorités habilitées à avoir accès aux données – nominatives, rappelons-le – laisse perplexe tant elle est étoffée (ministre de la santé, l’Agence nationale de santé publique, les organismes d’assurance maladie, les ARS, le service de santé des armées, les communautés professionnelles territoriales de santé, les établissements de santé, sociaux et médico-sociaux, les services de santé au travail…). L’exclusion de cette liste, par le Conseil constitutionnel, des organismes qui assurent l’accompagnement social des intéressés était bien la moindre des choses.
La crainte qu’inspire ce dispositif est d’autant plus légitime que par un avis du 20 avril dernier, la CNIL a fait part de son inquiétude sur les risques de transfert de données personnelles à l’étranger et, en particulier, à « l’accès par les autorités des Etats-Unis aux données transférées aux Etats-Unis »[2] (délibération n° 2020-044).
Il ne faut pas se leurrer : la limitation dans le temps de se fichier est parfaitement vaine si les informations fuitent à l’étranger ou sur des serveurs informatiques privés.
Ainsi, en dépit de toutes les garanties auxquelles le législateur a bien voulu consentir, l’étape d’après – qui n’est maintenant plus guère lointaine – sera plus intrusive et dévastatrice pour les droits et libertés : il s’agira de la transmission de ces données aux compagnies privées et notamment aux assureurs.
On peut s’interroger sur le point de savoir si les médecins peuvent, en conscience, participer à ce dispositif, qui paraît, à bien des égards, contrevenir à leur éthique la plus élémentaire et au serment d’Hippocrate.
Le dispositif fait tache et constitue un précédent, sans précédent à ce jour, dont il conviendra de faire le bilan dans quelques temps.
[1] https://www.senat.fr/rap/l19-416/l19-4161.pdf
[2] https://www.cnil.fr/sites/default/files/atoms/files/deliberation_du_20_avril_2020_portant_avis_sur_projet_darrete_relatif_a_lorganisation_du_systeme_de_sante.pdf
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