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La démocratie, c’est rendre des comptes

« Chronique de la Ve République », par Nicolas Matyjasik & Béligh Nabli

 

L’action publique moderne est associée intrinsèquement à l’évaluation. Appliquée de manière caricaturale, « l’évaluation pour l’évaluation » illustre l’une des dérives de la « gouvernance par les nombres ». En revanche, identifier les raisons – et a fortiori les responsabilités – du fiasco qui a caractérisé la gestion de la pandémie suppose ce travail préalable.

Evaluer c’est estimer une qualité, la valeur de quelque chose, le résultat d’une action. Évaluer, voilà un mot au cœur de l’ « après ». Ce sont des lunettes que nous pourrions chausser pour voir le monde, le comprendre puis le transformer, car l’« après » doit rimer avec « Plus jamais ça ». Non pas pour se draper dans les habits du chef des travaux finis mais pour diagnostiquer, analyser la situation dans laquelle nous nous trouvons. Et en premier lieu, cette crise et la façon dont nous y avons répondu. Établir aussi des causalités, c’est-à-dire mettre en lumière les enchainements écologiques, économiques, sociaux qui ont conduit à cette situation. Des logiques extérieures, non maîtrisables parfois, mais aussi des logiques endogènes qu’il faudra dévoiler. C’est important pour la suite, pour notre démocratie, de mener cet exercice. Une fois la pandémie vaincue, bien entendu. Mais posons dès aujourd’hui les jalons.

Alors effectivement en politique, le mot et sa pratique, l’évaluation des politiques publiques, sont souvent galvaudés. On en parle beaucoup depuis les années 1980 (c’est un refrain lancinant de toute « réforme de l’État »), on le promeut souvent comme un gage de modernité, mais on en fait finalement assez peu.Du moins, on en fait assez peu, pour réorienter ou changer l’action publique.Le moment vécu nous invite pourtant à un peu de modestie, sur ce que nous savions, sur ce que nous ne savions pas, sur ce qu’il était possible de décider et sur ce qui a été réalisé.

Il faudra se mettre d’accord sur les termes de l’analyse, les critères à partir desquels nous regarderons l’action publique. La question du référentiel devra être débattue : n’est-il pas le moment de revoir le critère de performance trop souvent mis en avant par un monde obsédé par le rendement et le remplacer par des critères englobant plutôt l’utilité sociale, la qualité ou le sens de l’action ? De nouveaux indicateurs de mesure ne peuvent-ils pas être introduits, produits en concertation et non imposés par des normes comptables ?

Il faudra aussi se mettre d’accord sur les évaluateurs, ceux qui auront la charge de soupeser la valeur des décisions et des politiques publiques. Le mot d’ordre ici comme ailleurs est la « démocratisation ». Ne laissons pas cette fonction essentielle accaparée par les administrations spécialisées ou (pire) des auditeurs privés (réflexe néolibéral oblige). A la lumière des expériences passées, ces derniers ne pourront pas être seuls en chambre, dans les officines de conseil, à la Cour des comptes ou au Parlement, mais ils devront être pluriels : des experts indépendants, des politiques, des scientifiques mais aussi des citoyens, des chefs d’entreprise ou des ouvriers, des corps intermédiaires bien sûr. Ceux qui ont été en première ligne, ces personnels soignants, livreurs, hôtesses de caisse, aides à domicile, boulangers…. Les acteurs de la lutte contre la pandémie sont légitimes à participer activement à son évaluation. Partir de l’expertise profane, du sensible et du réel au lieu de vouloir appliquer des méthodes formatées et calquées sur le secteur privé. Il faudra ouvrir l’étendue démocratique de l’évaluation à venir.

Comment enfin embarquer les sciences humaines et sociales, les historiens, les sociologues, les philosophes,… et pas seulement les économistes (qui sont bien trop souvent les « conseillers du prince ») dans ce travail de dévoilement ?

La crise que nous traversons est aussi une crise de confiance et de légitimité de l’action publique : nous n’avons plus beaucoup d’estime pour ce que font les gouvernants, malmenés au sommet de l’État et souvent déconsidérés au niveau local.

Et c’est un danger, ça nourrit les populismes, l’idée aussi qu’un autoritarisme pourrait s’installer et n’aurait pas besoin de s’embarrasser des oripeaux de délibération collective et de reddition des comptes.

Des choix ont été faits, de manière verticale et parfois infantilisante, il est grand temps de les mettre en débat. Au-delà de discours marketing d’union nationale, il s’agit là d’un préalable à tout, pour l’avant, pour l’après.

– Nicolas Matyjasik est politologue. Il a co-dirigé, avec Marcel Guenoun, l’ouvrage En finir avec le New Public Management, éditions IGPDE, 2019.

– Béligh Nabli est juriste et essayiste. Il est l’auteur notamment de L’Etat. Droit et politique, Armand colin, Coll. U, 2017

 

Nabli Béligh

Nabli Béligh

est universitaire et essayiste. Après des études en droit à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et à l’Institut Universitaire Européen (Florence), il a enseigné (de 2009 à 2017) les « Questions européennes » et les « Questions internationales » à Sciences Po Paris. Ses travaux et réflexions portent essentiellement sur des problématiques juridiques, politiques et institutionnelles françaises, européennes et méditerranéennes.
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est universitaire et essayiste. Après des études en droit à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et à l’Institut Universitaire Européen (Florence), il a enseigné (de 2009 à 2017) les « Questions européennes » et les « Questions internationales » à Sciences Po Paris. Ses travaux et réflexions portent essentiellement sur des problématiques juridiques, politiques et institutionnelles françaises, européennes et méditerranéennes.

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