– « Chronique de la Ve République » par Béligh Nabli & Nicolas Matyjasik
Le discours officiel est sans équivoque et s’inscrit dans une certaine tradition républicaine : le racisme est contraire aux valeurs, principes et règles de la République. Notre Constitution s’ouvre sur un article 1er on ne peut plus clair : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ». Il n’empêche, la question du racisme est source d’un malaise encore et toujours palpable dans notre ordre politique et social. La candidate de l’extrême droite n’est-elle pas arrivée au second tour de l’élection présidentielle ? Son parti n’est-il pas plébiscité par les agents de la police et de la gendarmerie ? D’autres signes de ce malaise sont plus subreptices : les condamnations unanimes des violences contre les Noirs aux Etats-Unis contrastent avec le déni manifeste des élites françaises dès qu’il s’agit de traiter des violences et autres discriminations liées aux origines. Le silence de l’Elysée et du gouvernement sur la situation aux États-Unis est à ce titre assez stupéfiant et contraste également avec les positions politiques et symboliques fortes prises par d’autres figures politiques internationales. A croire que le déclin de la France ne se mesure pas qu’en termes de PIB…
Il ne s’agit pas ici de comparer deux sociétés aux histoires et cultures propres, y compris dans leur rapport à la violence. Il s’agit « simplement » de replacer dans un sillon historique les origines de la situation française. Les discriminations liées à l’encontre de groupes de personnes s’inscrivent dans un ensemble de représentations et de préjugés issus de notre passé esclavagiste, vichyste et colonial. Le discours racialisé structurait le langage officiel du régime de Vichy. Il n’est pas étranger pour autant à l’histoire de la République française. Censée incarner l’Age d’or de la République (du fait notamment de ses grandes lois libérales), la fin du XIXe siècle correspond à l’instauration d’une racialisation des personnes comme l’atteste le Code de l’indigénat. Il y a même une intrication entre la pensée raciale de la fin du XIXᵉ siècle et l’idéologie républicano-coloniale de l’époque. C’est sous la IIIème République que l’extension de l’empire français a atteint son apogée en même temps que se formaient et se stabilisaient les principales institutions de la République et que s’est cristallisée réellement la nation française. C’est elle qui fabrique la notion de la nationalité, qui créé véritablement l’opposition entre « Français » et « étrangers », qui créé le statut d’indigène, individus déjà réputés « inassimilables » ou par culture, source de menace pour l’identité « nationale-raciale » ; c’est elle qui instaure une racialisation de l’identité des personnes et distingue la nationalité de la citoyenneté…
Le régime de la Ve République est né lui-même en pleine guerre coloniale, avec la volonté officielle de restaurer l’autorité et l’ordre en Algérie ; notre système institutionnel et politique est né dans d’un contexte où la figure de l’ennemi est celle de l’indépendantiste algérien. Cette histoire politique est aussi celle de la police nationale, marquée notamment par la mort à Paris de dizaines d’Algériens jetés dans la Seine, le 17 octobre 1961 … Enfin, notre actualité chaude est rythmée par ces morts suspectes de jeunes aux mains de la police, sur fond de révélations (par «Mediapart», Arte Radio et «Street Press») de milliers d’échanges à caractère raciste de membres des forces de l’ordre sur WhatsApp et Facebook. Des révélations qui, suite à l’onde de choc de la mort de Gorge Floyd, ont poussé le ministre de l’Intérieur de sortir de sa traditionnelle posture de défense inconditionnelle de l’institution policière.
La philosophie universaliste des lumières rejette les théories racialistes, des conceptions de l’humanité fondées sur la notion de « race » qui ont servi de support aux discours et idéologies à l’origine des pires actes criminels. Sur les frontispices de tous les bâtiments républicains comme dans notre Etat de droit, le principe d’égalité est consacré en majesté. Pourtant, cette proclamation est largement contredite par une application particulariste et discriminante démontrée par nombre d’études produites par les sciences sociales.
Les discriminations du fait des origines est une réalité prégnante en notre République, ce alors même qu’elles portent atteintes à notre pacte constitutionnel. Une série de rapports publics et d’études universitaires pointent les uns après les autres l’inégalité d’accès aux services publics dans les quartiers populaires, mais aussi les discriminations à l’embauche[1], au logement[2], à l’école[3], au contrôle policier[4] subies par leurs habitants Noirs et Arabes. Dans un récent avis – rendu dans le cadre d’une procédure civile lancée contre l’Etat (assigné pour «faute lourde») par des habitants du XIIe arrondissement de Paris, mineurs au moment des faits, et qui dénoncent des contrôles d’identité abusifs et systématiques – le Défenseur des droits a reconnu un cas de « système discriminatoire » au sein de la police.
Cette réalité est de plus en plus confrontée à un discours largement répandu, celui du « déni »[5] de nos élites et d’une partie susbstantielle de la population qui continuent d’ignorer, sinon de minorer, les discriminations systémiques liées à l’origine qui sévissent dans notre pays. Un tel déni n’est propre ni à l’extrême droite, ni à la droite. Au-delà de l’universalisme républicain usé comme un argument d’autorité, la gauche au pouvoir a brillé par son impuissance, voire par son indifférence. Or un tel aveuglement volontaire qui permet de justifier l’inaction publique en la matière, engendre un profond sentiment d’injustice et d’humiliation des victimes. C’est notamment ce sentiment qui nourrit les mobilisations actuelles contre les violences policières, en général, et pour la « vérité sur la mort d’Adama Traoré », en particulier. Si elles font écho aux manifestations aux Etats-Unis, la « Marche pour l’égalité et contre le racisme » qui a traversé la France en 1983, et qui s’était achevée par un rassemblement de 100 000 personnes à Paris, avait déjà été déclenchée par une série de crimes racistes dans le pays. Il existe en cela une histoire contemporaine du racisme en France, dans laquelle la République a sa part de responsabilité. L’assumer c’est commencer à déconstruire le déni qui paralyse toute action publique effective en la matière.
[1] Voir récemment l’étude réalisée par une équipe de chercheurs de l’université Paris-Est Créteil à la demande du gouvernement (et dont les résultats ont été révélés par France Inter le 8 janvier 2020), commandée par le gouvernement, qui montre que plusieurs grandes entreprises françaises pratiquent « une discrimination significative et robuste selon le critère de l’origine à l’encontre du candidat présumé maghrébin ». Cette étude, fait suite à une campagne de tests anonymes menée entre octobre 2018 et janvier 2019 auprès de 103 grandes entreprises parmi les 250 plus grandes capitalisations de la bourse de Paris.
[2] Selon l’enquête basée sur la méthode du testing menée par SOS Racisme et rendue publique le 7 mai 2019, « Un profil asiatique a 15 % de chance en moins d’avoir un logement qu’une personne d’origine française ancienne, une personne d’origine maghrébine a 28 % de chance en moins et une personne ultramarine ou d’Afrique subsaharienne a 38 % de chance en moins ».
[3] Lire Dhume Fabrice, « Pour une reconnaissance du racisme et des discriminations raciales à l’école », Raison présente, 2019/3 (n° 211), p. 17-25
[4] « 80% des personnes correspondant au profil de “jeune homme perçu comme noir ou arabe” déclarent avoir été contrôlées dans les cinq dernières années», souligne l’étude du Défenseur des droits sur les contrôles d’identité, publiée le 20 janvier 2017. En novembre 2016, la Cour de cassation a définitivement condamné l’État pour contrôle d’identité «au faciès».
[5] Selon la psychiatre Fatma Bouvet de la Maisonneuve, « Le déni est l’action de refuser la réalité d’une perception vécue comme dangereuse ou douloureuse pour le moi. C’est ce qu’on appelle un mécanisme de défense, un moyen de protéger son intégrité psychique face à l’insupportable. Le déni est une réponse au traumatisme, il protège le moi, mais au prix d’une remise en question du monde extérieur et de la réalité tangible qu’il apporte. » in « Le déni des discriminations », Chronik.fr, 5 mai 2020.