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La République de l’anti-intellectualisme

 « Chronique de la Ve République » par Nicolas Matyjasik & Béligh Nabli

Il y a des séquences médiatiques qui dévoilent la profondeur de la crise morale dans laquelle sont plongées nos élites. Nous ne reviendrons pas ici sur l’initiative présidentielle de sonder l’expert-comique « Bigard » pour discuter des implications de la crise systémique causée par le Covid-19. Notre attention se portera plutôt sur le contraste entre, d’un côté, la démarche d’ouverture affichée par le Président de la République à l’endroit d’idéologues identitaires – Philippe De Villiers et Eric Zemmour pour ne pas les citer – et, de l’autre, la violence avec laquelle il a fustigé les universitaires « coupables » à ses yeux d’avoir « encouragé l’ethnicisation de la question sociale en pensant que c’était un bon filon ». Outre la malhonnêteté intellectuelle et le penchant idéologique que laissent transparaître ce contraste, cette  dernière déclaration présidentielle exprime un mépris pour l’institution universitaire et ses acteurs, serviteurs de l’Etat. Une posture qui s’inscrit elle-même dans une histoire de notre République.

Les propos du Président Macron se trouvent en résonance avec ceux de nombreux politiques qui remettent en cause le métier de scientifique et la place du savoir dans nos sociétés. Cela se fait avec des saillies symboliques. On pense à celles de Nicolas Sarkozy s’interrogeant sur l’utilité de la recherche scientifique devant le CNRS « Des chercheurs qui trouvent, c’est mieux » ou celles, plus récemment, de Manuel Valls  pointant « la sociologie de l’excuse », autrement dit le fait que les chercheurs cautionnent plus qu’ils n’expliquent les comportements sociaux. Il n’y aurait donc rien à comprendre dans notre monde si complexe, les réponses seraient déjà toutes forgées.

Et ces mots politiques ne seraient encore rien sans les actes. Ces discours se traduisent par des politiques publiques de recherche qui détricotent, depuis de nombreuses années, les libertés académiques et les fragilisent en sous-finançant les activités de production de connaissance, les abandonnant progressivement à une privatisation à marche forcée. Pas de place pour des contre-pouvoirs indépendants et d’autres régimes de vérité basés sur la science, l’émancipation de la jeunesse doit elle aussi être surveillée. Comme le disait le philosophe Jean-François Lyotard: « Dans un univers où le succès est de gagner du temps, penser n’a qu’un défaut, mais incorrigible : d’en faire perdre ».

Le problème est sérieux car il en dit long sur une conception politique qui aime peu les universitaires, ou tout du moins qui s’en sert ici et là pour agrémenter des décisions, comme un pare-feu pour agir et légitimer une action quand bon lui semble. À cet égard, la crise du COVID-19 a été assez illustrative de ce phénomène avec le jeu malsain du gouvernement avec les conseils scientifiques qui l’entourent (le Monde du 14 mai dernier est longuement revenu sur cette « relation aigre-douce »).

La détestation est structurelle et elle est liée à une forme d’ignorance. Celle-ci trouve notamment son origine dans un système français qui fait la part belle aux grandes écoles dans lesquelles sont formées les élites politiques et économiques de notre pays. Quand vous sortez de Sciences Po puis de l’ENA, d’une école de management comme HEC ou l’ESSEC – c’est peut-être moins vrai pour les écoles d’ingénieur comme Polytechnique – vous avez été conçu dans un moule qui ne conçoit pas l’université comme un lieu savant. Au mieux, vous la regardez avec indifférence, mais c’est bien souvent avec mépris. À quoi bon former des sociologues, des psychologues, des anthropologues etc. ? Autrement dit, des cohortes d’individus qui ne sont pas directement utiles et rentables pour le système économique.

Parce que le monde académique est lui aussi traversé par les logiques néolibérales à coup d’agence d’évaluation, de procédure de contrôle (il faut remplir des indicateurs et gérer des appels à projet plutôt que d’enseigner et faire de la recherche) et d’enseignement en distanciel (sic) dont les promoteurs fantasment une université du tout numérique. Le projet de loi « pour l’autonomie de la recherche » qui vient d’être présenté ne faisant qu’enfoncer cette logique de déstructuration du service public de l’enseignement supérieur.

À un moment où les repères sont bouleversés par la crise sanitaire, nous aurions préféré entendre des mots et des actes de reconnaissance : une valorisation du travail scientifique (pensons au personnel soignant et à ceux qui cherchent un vaccin contre le COVID-19), une promotion des compétences de chaque individu, quel que soit son capital économique, social ou culturel. En somme, une politique ambitieuse des humanités.

Le contexte était déjà si particulier qu’il aurait fallu peut-être ne pas en rajouter davantage. Nourrir l’anti-intellectualisme comme le fait le Président dans sa sortie médiatique est au final plus que choquant, tout cela est populiste et vise encore plus à fracturer la République entre des groupes sociaux. Le contraire précisément d’une fonction présidentielle ayant vocation à garantir l’unité et la cohésion de la nation…

 

Nabli Béligh

Nabli Béligh

est universitaire et essayiste. Après des études en droit à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et à l’Institut Universitaire Européen (Florence), il a enseigné (de 2009 à 2017) les « Questions européennes » et les « Questions internationales » à Sciences Po Paris. Ses travaux et réflexions portent essentiellement sur des problématiques juridiques, politiques et institutionnelles françaises, européennes et méditerranéennes.
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est universitaire et essayiste. Après des études en droit à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et à l’Institut Universitaire Européen (Florence), il a enseigné (de 2009 à 2017) les « Questions européennes » et les « Questions internationales » à Sciences Po Paris. Ses travaux et réflexions portent essentiellement sur des problématiques juridiques, politiques et institutionnelles françaises, européennes et méditerranéennes.

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