Le 19 février, l’Allemagne et la France par le biais de leurs ministres de l’économie respectifs, Peter Altmaier et Bruno Le Maire, ont présenté un projet de coopération sur les sujets industriels. Cette prise de position est consécutive au refus de la Commission européenne de la fusion entre Siemens et Alstom. Les deux ministres jugent que cette position est une erreur politique et économique et en appel à une modification des règles européennes de la concurrence et à lancer une nouvelle politique industrielle commune.
I – Des premières annonces encourageantes
La France et l’Allemagne souhaitent construire une politique industrielle volontariste dans le but d’aider les entreprises européennes à résister à la concurrence internationale. Elle repose sur trois piliers que sont l’investissement dans l’innovation, la révision des cadres réglementaires européens et la meilleure protection des technologies européennes. La première pierre de cette nouvelle ambition sera de construire un « airbus des batteries » avec la mise en place d’un consortium autour de la production de cellules de batteries électriques. Les batteries électriques sont des technologies innovantes clés, notamment dans la filière automobile. Il existe un risque non négligeable de dépendance technologique des constructeurs automobiles auprès des fournisseurs étrangers de batteries, notamment asiatiques. Les deux pays ont annoncé vouloir construire une usine en France et une en Allemagne avec un investissement d’un milliard d’euros côté allemand et de 700 millions d’euros côté français.
D’autres pays comme l’Italie, l’Espagne et la Pologne ont déjà informé qu’ils étaient intéressés par ce sujet. Quant à la France et à l’Allemagne, elles espèrent obtenir un accord de la Commission européenne au sujet de leur consortium avant le 1er avril 2019. Il est possible que cette dernière soit favorable à ce projet, notamment parce que les investissements demandés sont conséquents et qu’aucun industriel n’a les moyens de les prendre en charge seul. En outre, Maros Sefcovic, commissaire européen à l’énergie, milite depuis deux ans pour l’émergence d’un consortium de ce type.
Cette prise de position est encourageante pour l’avenir de l’industrie européenne, néanmoins, il est également nécessaire de faire évoluer l’interprétation du droit de la concurrence par la Commission européenne, les conditions d’accès aux marchés publics et la politique européenne en matière d’aides aux entreprises.
II – Un infléchissement dans l’ordo-libéralisme allemand ?
La prise de position de Peter Altmaier marque en tournant dans la conception allemande de l’intervention de l’État dans l’économie. Angela Merkel a, elle-même, appelé à une modification de la politique industrielle européenne et a demandé à ce que ce point soit abordé dans le cadre du sommet européen des 21 et 22 mars prochain.
Les ordo-libéraux refusent que l’État fausse le jeu du marché. Toutefois, ils reconnaissent que la libre concurrence ne se développe pas spontanément, ainsi il revient à l’État de l’organiser en édifiant le cadre juridique, social, technique du marché et en faisant respecter les règles. L’ordo-libéralisme est lié à la notion d’ordre (Ordnung). Il s’agit à la fois d’une constitution économique et d’une règle du jeu. À la différence des libéraux « classiques », les ordo-libéraux ne considèrent pas le marché ou la propriété comme des produits de la nature mais comme des constructions humaines. Ainsi, selon cette doctrine, l’État doit rétablir la concurrence si elle ne fonctionne pas et doit créer un environnement favorable par la formation des travailleurs, le développement d’infrastructures, etc.
L’ordo-libéralisme représente un aspect culturel de la vision politique et économique allemande, si bien qu’il est accepté par de nombreuses formations politiques allemandes. Ainsi, c’est le chancelier allemand social-démocrate Gerhard Schröder qui reviendra à ses fondements en 1998 en dérégulant le droit du travail et en affaiblissant la protection sociale. C’est une vision qui a également triomphé en Europe notamment avec la reconnaissance de la primauté de la politique monétaire et de la nécessité de la soustraire aux pressions politiques et populaires.
Par conséquent, la position adoptée par le gouvernement actuel constitue une inflexion dans la vision allemande du rôle de l’État. Bien entendu leur souhait n’est pas de faire de l’Allemagne une économie planifiée. Si cette prise de position est loin de faire consensus en Allemagne, il est à noter qu’elle n’est pas surprenante au regard de l’importance que le pays accorde à la préservation de son industrie. En effet, l’Allemagne se représente comme un pays « site de production ». Par exemple, devant l’identification de nouvelles menaces pour sa production (nouveaux concurrents dans le secteur de la machine-outil, émergence des GAFAM avec un risque de désintermédiation), elle a développé le concept d’industrie 4.0 qui a pour but de dessiner les contours d’une quatrième révolution industrielle, portée par la vision d’une mise en réseau de tous les éléments du processus de production afin d’aboutir à une usine très connectée. La force de l’Allemagne est d’avoir rassemblé l’ensemble des acteurs autour de cette une vision, ce qui s’est traduit par la signature d’un contrat entre les trois grands partis politiques allemands ce qui n’a jamais été le cas en France.
Les Allemands craignent l’émergence de ces nouveaux concurrents qui ont les moyens de racheter les fleurons industriels allemands comme cela a été le cas avec l’entreprises Kuka (spécialisée dans la robotique industrielle) en 2017 mais qui sont également en capacité de remettre en cause l’indépendance technologique du pays.
III – Une décision pertinente mais un besoin d’investissement très important
La décision franco-allemande de s’entendre pour protéger l’industrie européenne est pertinente. Toutefois, il faut que cela s’accompagne de la mise en place de véritables moyens financiers. En effet, l’enveloppe mise en œuvre sur le sujet des batteries est d’1,7 milliards d’euros et pourrait croître avec l’investissement d’autres pays mais sur d’autres sujets comme l’intelligence artificielle les moyens mis en place sont trop faibles au regard des moyens alloués par la Chine (22 milliards d’euros) et les États-Unis (11 milliards).
Autrement dit, cette prise de position doit s’accompagner de la construction d’une politique industrielle européenne avec le développement de véritables enveloppes budgétaires pour soutenir le développement de technologies de rupture. En outre, la mutualisation des moyens et des énergies à l’échelle européenne est nécessaire pour pouvoir se confronter aux géants que sont les Américains et les Chinois. Un seul pays peut difficilement rivaliser sur la multitude des sujets à adresser, l’ensemble des États membres le peut. De plus, la mutualisation ne doit pas être seulement budgétaire mais doit également porter sur la construction d’équipes transnationales et sur un partage des infrastructures.
Finalement à quelques mois des élections européennes, l’existence de « menaces » en mesure de remettre en cause la souveraineté européenne provoquera peut-être l’attendu aggiornamento de la Commission européenne et de dessiner un chemin vers la construction d’une autre Union européenne plus intégrée et plus politique.
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