Depuis son arrivée à la Commission européenne comme Commissaire européen au marché intérieur, Thierry Breton s’est exprimé à plusieurs reprises sur ses ambitions pour l’Union européenne en matière de stratégie industrielle et de nouvelles technologies. Il entend notamment construire sa politique autour de vingt écosystèmes stratégiques d’intégrer l’ensemble des acteurs et s’intéresse particulièrement au développement des PME.
S’il est trop tôt pour juger de l’efficacité de cette stratégie, il convient de rappeler quelques difficultés dont souffre l’Union européenne et qui seront autant d’obstacles à surmonter pour mettre en place une politique industrielle européenne ambitieuse.
Un contexte mondial instable propice à l’émergence d’une stratégie industrielle commune
L’Europe est le premier continent industriel et l’Union européenne est la première puissance industrielle mondiale. Malgré cela, elle se trouve aujourd’hui prise en étau entre la Chine et les États-Unis. En parallèle, les industries européennes sont confrontées à des transformations en profondeur liées au changement climatique et à la révolution numérique. Cette dernière, par son apport en termes de nouvelles technologies comme l’intelligence artificielle, pose des questions de souveraineté technologique.
De plus, l’existence d’une guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis, la remise en cause du multilatéralisme ou encore l’impact de l’extraterritorialité du droit américain sont autant d’éléments qui viennent questionner le fonctionnement du système. Cette situation amène de nombreux défenseurs de la mondialisation, y compris au sein de la Commission européenne, à considérer que la préservation de la souveraineté n’est pas qu’une mauvaise idée.
Ainsi, cette situation appelle à penser une stratégie industrielle ambitieuse et des politiques à son service. À ce titre, le discours de Thierry Breton marque un tournant. Il ne se contente pas de proposer de nouvelles politiques publiques, mais va plus loin en proposant la construction d’une vision industrielle.
Commission européenne et politiques industrielles
Jusqu’à présent, la politique de la Commission européenne était centrée sur la défense des consommateurs et la préservation d’une concurrence libre et non faussée. La primauté du droit de la concurrence est liée au fait que la politique de la concurrence est une compétence exclusive de l’Union européenne alors que les politiques industrielles sont elles dans le giron des États membres*.
Cette préservation de la libre concurrence a été particulièrement questionnée en février 2019 quand la Commission européenne a annoncé son refus d’accepter une fusion entre Alstom et Siemens. Pour justifier son choix, elle avait pris en compte le périmètre du seul marché européen, en excluant de son analyse la Chine, le Japon et la Corée. En tenant ce raisonnement la Commission n’avait pas souhaité considérer l’émergence de grands groupes chinois soutenus fortement par leur pays et qui n’accordent que peu d’importance au maintien d’une concurrence libre et non faussée.
Or, pour favoriser l’apparition de leaders mondiaux en Europe, tout en maintenant l’objectif d’une neutralité carbone, le continent va avoir besoin d’une politique industrielle ambitieuse, prenant en compte la réalité des actions des autres acteurs. Le sujet de la prise de contrôle des Chantiers de l’Atlantique par Fincantieri sera l’occasion de voir si la Commission européenne a fait évoluer ses positions. Est-ce que le périmètre du marché pertinent sera étendu au-delà de l’Union européenne ? La réponse à cette question est importante, mais elle met également en exergue les divergences qui existent entre les États membres. Au-delà des questions de dumping, certains États membres craignent l’impact sur leur économie nationale de la création de leaders mondiaux.
Ainsi, les États membres doivent se reconnaître des intérêts communs pour que l’Union européenne puisse progresser sur ces sujets. Or, ils sont souvent la cause des blocages sur certains sujets stratégiques.
Les États membres, freins aux évolutions réglementaires ?
Il est possible de formuler de nombreuses critiques à l’encontre de la Commission européenne, mais sur certains sujets, les freins sont à chercher ailleurs. Ainsi, si certains plaident pour un renforcement de l’arsenal commercial, il convient de rappeler quelques faits.
Premièrement, il convient de rappeler que quand elle l’a souhaité, la Commission européenne a été capable de prendre des mesures antidumping pour contrecarrer les effets négatifs des concurrents sur certains industries comme elle l’a fait pour l’industrie du cycle. Dans ce cas, elle a mis en place une place des mesures antidumping dès 1993, ce qui a permis de protéger l’industrie du cycle européenne. À la fin 2018, il était possible de recenser 135 mesures de ce type dont 93 concernent la Chine.
Par ailleurs, il a été adopté en avril 2019 un mécanisme de filtrage des investissements étrangers qui doit permettre de mieux protéger les intérêts stratégiques de l’Union européenne. Le problème majeur dans le contrôle des investissements étrangers est que l’Union européenne peine à mettre en place une approche commune. Presque toutes les grandes puissances internationales ont un comité qui valide ou non les investissements étrangers. Au sein de l’Union européenne, seuls douze États membres ont un outil de contrôle dont la France, l’Allemagne, l’Italie ou encore le Royaume-Uni. De nombreux États membres s’opposent au développement d’un outil de filtrage comme la Grèce, la Finlande ou encore les Pays-Bas. Les pays d’Europe de l’Est n’y sont pas favorables notamment en raison du projet chinois des Nouvelles routes de la Soie qui est un grand projet d’investissements dans les infrastructures européennes. Le mécanisme de 2019 constitue une avancée certaine, mais il reste insuffisant car il repose principalement sur un échange d’informations.
De la même manière, la Commission européenne a proposé à plusieurs reprises des avancées sur la réciprocité dans l’accès aux marchés publics, mais a souvent été confronté à un refus de certains États membres. Pour rappel, en Europe, les marchés publics sont ouverts à 90%, contre 32% aux États-Unis et 28% au Japon. Le sujet de l’ouverture des marchés publics est récurrent dans les débats européens. Il est revenu en force en mars 2019 quand l’ancienne Commissaire au Commerce, Cecilia Malmström, a souhaité doter l’Union d’un outil permettant d’entraver l’accès aux marchés publics européens des entreprises de pays tiers restreignant eux-mêmes l’accès à leurs marchés publics. Dans son projet de 2019, la Commission a proposé de majorer les prix pour les offres émanant d’entreprises de pays « fermés ». L’activation de la majoration serait du ressort de la Commission après consultation des États membres, mais là encore elle peine à avancer faute d’unanimité chez tous les États membres.
Des évolutions depuis l’affaire Alstom-Siemens
Le refus de la fusion Alstom-Siemens par la Commission européenne en février 2019 a provoqué quelques réactions. Elle a notamment permis de faire émerger un axe industriel franco-allemand, incarnés par Bruno Le Maire et Peter Altmaier, Il reste cependant fragile. Les deux pays ont conduit plusieurs initiatives sur le thème de l’industrie, notamment celle ayant pour but de faire émerger un « Airbus des batteries ». Toutefois, l’évolution des positions allemandes est plus due à une remise en question de son leadership industriel qu’à une véritable conviction de la nécessité d’œuvrer pour un intérêt européen commun.
Le discours de l’Union européenne à l’égard de la Chine a également considérablement évolué avec notamment la publication d’un communiqué de presse en mars 2019 où le pays est présenté comme un « rival systémique » et un « concurrent stratégique ». Les dernières annonces sur les nouvelles technologies, notamment sur l’intelligence artificielle, vont dans le bon sens, même si elles laissent de nombreuses zones d’ombre (maîtrise des chaînes d’approvisionnement, stockage des données, origine des fonds, etc.). Elles montrent également que l’Union européenne commence à prendre en compte les agendas politiques et les stratégies géopolitiques des puissances industrielles extra-européennes.
Si nous nous devons de rester optimiste, une question demeure : est-il possible de se déchirer sur un sujet majeur aussi que le budget européen 2021-2027 et de s’entendre sur une politique industrielle commune ?
* Juridiquement, l’industrie relève des » des compétences d’appui » de l’UE (article 6 du TFUE) : l’UE ne peut intervenir que « pour soutenir, coordonner ou compléter les actions des Etats membres ».
Les derniers articles par Anaïs Voy-Gillis (tout voir)
- De la désindustrialisation à la renaissance industrielle ?* - 3 octobre 2021
- Crise du Covid-19 : fin du projet d’Union européenne ? - 23 avril 2020
- Stratégie industrielle européenne : de nouvelles perspectives ? - 14 mars 2020