Beaucoup a été dit et écrit sur les causes de la désindustrialisation depuis le milieu des années 1970. Si des éléments macroéconomiques sont souvent avancés pour expliquer la désindustrialisation profonde de la France (coûts du travail, composition du tissu productif français, productivité, etc.), le rôle des acteurs est plus rarement étudié. Il est facile de rendre l’État responsable de tous les maux et de lui faire porter seul la responsabilité de la désindustrialisation. Or, la désindustrialisation est le fait de choix et de non-choix des acteurs publics et privés qu’il convient de comprendre pour bâtir une renaissance industrielle durable.
L’industrie comme écosystème
L’industrie est à considérer comme un écosystème dans lequel interagissent des acteurs de nature différente et dont les actions ou les défaillances ont participé à la désindustrialisation. Les représentations collectives sur l’industrie ont évolué, notamment dans les discours politiques où elle est passée d’un rôle central dans la préservation de la souveraineté de la France à un secteur jugé « ringard » avant de redevenir une priorité nationale le 15 avril 2020 lors d’une allocution d’Emmanuel Macron en pleine pandémie, sans pour autant qu’émerge une vision claire de son rôle. L’intégration européenne avec des phénomènes de dumping social et fiscal ont également contribué à fragiliser l’industrie française au regard de ses avantages comparatifs. Il serait également possible de détailler la responsabilité des acteurs bancaires, des choix de consommation, etc.
L’industrie française a également souffert d’un triple sous-investissement : compétences/formation, innovation et outil productif. Ce sous-investissement est de nature à freiner la réindustrialisation de la France. En effet, la désindustrialisation a amené la destruction de certains métiers et des formations associées, induisant des pénuries sur les compétences clés de l’industrie dite traditionnelle. Les mutations de l’industrie avec la transformation numérique croissante des usines induisent également de nouveaux besoins, avec des compétences qui sont encore rares sur le marché et souvent localisés dans les métropoles alors que les usines sont plutôt localisées dans les petites et moyennes villes. La disqualification de l’industrie dans le parcours scolaire, représentée comme une voie de garage pour les derniers de la classe, ainsi que les représentations négatives autour du secteur contribue à la rendre faiblement attractive.
L’outil productif français est vieillissant ce qui diminue sa capacité à répondre aux évolutions de la demande en termes de personnalisation ou simplement d’évolution des spécifications techniques des clients. Il y a eu également des erreurs stratégiques des entreprises et des tournants technologiques qui auraient dû être pris et qui ne l’ont pas été ou trop tard. Aurions-nous été meilleurs avec des coûts fiscaux et sociaux plus faibles ? Nos constructeurs automobiles auraient-ils su se positionner sur les véhicules haut de gamme avec une structure de coût différente ?
Une naïveté devant l’arrivée de nouveaux acteurs
Il y a eu également un excès de naïveté ou une sous-estimation des concurrents. En se délestant des usines, les acteurs français ont pensé qu’ils continueraient à maîtriser la valeur produite en amont et en aval de l’étape de production, sous-estimant grandement la richesse des échanges entre lieux d’innovation et lieux de production. La France a sous-estimé l’arrivée de nouveaux entrants sur les marchés industriels comme l’intérêt grandissant des GAFAM pour des produits industriels comme le véhicule autonome. Elle a également sous-estimé le développement industriel d’autres pays émergents comme la Chine qui ambitionnent aussi de se développer sur le haut de gamme et de devenir les leaders dans les technologies d’avenir. Les élites économiques pensaient que dans les secteurs historiques comme l’automobile les barrières à l’entrée étaient trop hautes pour que de nouveaux acteurs puissent y entrer facilement. L’exemple du véhicule électrique avec l’émergence de Tesla et de groupes chinois prouvent que ce constat était erroné. L’Allemagne a adopté une autre stratégie devant ce qu’elle considérait comme des menaces pour son industrie et a développé le programme Industrie 4.0. Il convient de préciser que l’Allemagne se représente comme un pays site de production et que le sujet industriel fait l’objet d’un plus grand consensus qu’en France.
La France a vécu de ses rentes et peine à se réinventer. Si l’ère gaullo-pompidolienne a signifié eu une ambition industrielle forte, force est de constater que la France peine à faire émerger d’autres figures fortes autour de l’industrie. La volonté du général de Gaulle était de garantir l’indépendance de la France par rapport aux États-Unis dans trois domaines clés : aéronautique, nucléaire et informatique. De grands programmes avec des moyens en conséquence ont été développés pour tendre vers cette indépendance. Si le Haut-commissariat au plan a été remis en place en 2020, il n’a ni la vision, ni les moyens, ni le rôle qu’avait son ancêtre alors qu’il devrait être le garant de la continuité de la politique industrielle. De quelques filières, le pays est passé à 19 avec un rôle et une efficacité qui peut largement être questionnée. L’approche en filière restreint l’horizon des possibles à une heure où il faut penser de nouveaux de coopération pour inventer des modes de production et de distribution compatible avec la question environnementale. En effet, le contexte dans laquelle évolue l’industrie n’a plus grand-chose à voir avec celui de l’ère gaullo-pompidolienne (construction européenne, mondialisation avec multiplication des accords de libre-échange et urgence climatique), obligeant à repenser intégralement les outils au service de la politique industrielle.
Une possible réindustrialisation
La renaissance industrielle est possible, mais complexe en raison d’un tissu productif affaibli et d’une déstructuration des écosystèmes productifs. En outre, il convient de définir un projet de société au service duquel sera mis l’industrie. Aucune politique industrielle ne sera durable sans projet clair et partagé et sans compromis historique autour de l’industrie.
La France souffre d’un retard technologique dans plusieurs domaines, des technologies ayant participé au rayonnement du pays ont été cédées à des puissances étrangères et les jeunes pousses industrielles peinent à trouver les capitaux pour développer et industrialiser leurs produits. Dès lors pour rattraper le retard, il faudra partir des avantages comparatifs des entreprises françaises afin de remonter les chaînes de valeur en amont et en aval. Si la réindustrialisation a du sens pour des raisons de cohésion territoriale et de création de valeur, elle en aura encore plus si nous garantissons la souveraineté technologique qui la fonde. Il convient également de donner des moyens aux start-up industrielles de se développer pour être les champions français et européens de demain.
Par ailleurs, la stratégie industrielle est à penser au-delà des usines. Elle doit s’accompagner d’une réflexion sur les infrastructures pour le transport des matières et des produits, pour le numérique ou encore la production d’énergie, surtout quand les pouvoirs publics accélèrent le tournant des mobilités – sans avoir aménager les réseaux – à partir de véhicules électriques ou utilisant l’hydrogène. Cette transition aura un coût considérable et des conséquences sociales certainement lourdes.
Enfin, cette approche ne peut pas se faire sans les collectivités territoriales. L’approche ne peut pas être déterritorialisée à une époque où les citoyens aspirent à un rapprochement entre lieux de production et lieux de consommation et où les appels à reprendre son destin en main se multiplient. L’État devra quand même s’assurer que les aides ne se concentrent pas dans les métropoles mais se diffusent dans tous les territoires.
Pour conclure, il convient de repenser en profondeur le modèle actuel pour se donner les moyens de résoudre les défis climatiques. Tous les mécanismes sociaux, ainsi que la fiscalité, ont été pensés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans une ère d’expansion économique où l’on pensait les ressources infinies. Cela devra s’accompagner d’un renforcement des outils pour l’intelligence économique et de prospective. Trois mesures pourraient être envisagées à court terme :
- La recherche d’un compromis historique autour de la question industrielle afin de décorréler le temps industriel, par nature long, du temps politique par nature court. Il est nécessaire de bâtir une stratégie industrielle de long terme et de définir les grands enjeux de société que nous voulons traiter. Le sujet n’est pas les produits que nous allons développer, mais les problèmes que nous souhaitons résoudre.
- Une réforme fiscale d’ampleur pour se doter d’une fiscalité adaptée au changement climatique et renforcer le consentement à l’impôt. Cette réforme sous-entend une remise à plat global de la fiscalité, y compris de l’ensemble des mécanismes d’aides aux entreprises.
- La mise en place d’un super-ministère de l’industrie (METI à la française) qui portera également dans son portefeuille la recherche et l’innovation, les infrastructures et une compétence sur la politique environnementale.
* Ce texte est tiré de mon audition à l’Assemblée nationale le 22 septembre dernier, par la Commission d’enquête parlementaire sur la politique industrielle.
Pour approfondir le sujet, voir l’ouvrage co-écrit avec Olivier Lluansi, Vers la renaissance industrielle, publié aux éditions Marie B : https://www.editions-marieb.com/vers-la-renaissance-industrielle
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