Le 6 février dernier, la Commission européenne a annoncé par la voie de sa commissaire à la concurrence, Margrethe Vestager, son refus d’autoriser le rapprochement entre Siemens et Alstom. En l’espèce, il est vrai que la Commission n’a fait qu’appliquer les traités et les règlements en vigueur au sein de l’Union européenne et que les termes de l’accord entre les deux entreprises étaient, peut-être, discutables. Toutefois, au regard de l’évolution du cadre concurrentiel mondial, cette affaire appelle à questionner le droit de la concurrence européen et à définir une stratégie industrielle européenne.
À trois mois des élections européennes, il est également temps de débattre d’autres sujets fondamentaux pour l’avenir de l’Union européenne et de ses États membres.
Politique de la concurrence : une compétence exclusive de la Commission européenne
Depuis 1989, la politique de la concurrence est une compétence exclusive de la Commission européenne alors que la politique industrielle relève du rôle de chaque État membre. Ainsi, depuis cette année-là, la Commission européenne interprète le droit de manière stricte et puriste afin de préserver une concurrence libre et non faussée dans l’intérêt du consommateur. Or, dans certains cas d’autres éléments tels que la préservation de la souveraineté et l’indépendance technologique devraient être pris en compte pour estimer la pertinence d’un rapprochement entre deux entreprises. De plus, la position de l’Union européenne en la matière est assez unique dans le monde. Autrement dit, si le monde est ouvert, il est surtout une somme de rapports de force où le protectionnisme est plus souvent la norme que la libre concurrence parfaite.
Ainsi, pour fonder sa décision de refuser le rapprochement entre Siemens et Alstom, la Commission européenne a pris en compte le cadre européen en excluant la Chine, le Japon et la Corée de son étude. Or, par ce raisonnement la Commission ne considère pas l’émergence de grands groupes chinois soutenus fortement par leur pays et qui n’accordent que peu d’importance au maintien d’une concurrence libre et non faussée. Il est vrai que depuis 1989 la Commission a refusé très peu de fusions (6 sur plus de 6 000 opérations) mais les fusions qui n’ont pas pu aboutir se sont traduites sur le long terme par la destruction d’emplois et la dilution de compétences technologiques stratégiques comme cela a été le cas avec l’échec du rapprochement entre Aérospatiale-Alénia et De Havilland. En outre, face à l’application stricte des règles, il y a fort à parier que des entreprises renoncent à envisager des projets de rapprochement.
La prise en compte des intérêts des consommateurs est nécessaire mais celle de la préservation de l’emploi, des savoir-faire et des usines est également primordiale si l’on souhaite soutenir la réindustrialisation du continent.
La nécessaire construction d’une vision industrielle européenne
Désormais, il est nécessaire que les politiques industrielles soient pensées à deux échelons : l’échelon national et l’échelon européen. Ce dernier apparaît comme pertinent à de nombreux égards. La construction d’une vision européenne permettra une mutualisation des moyens financiers et humains notamment sur des sujets stratégiques comme l’intelligence artificielle où les États membres seuls peinent à rivaliser en termes de moyens engagés avec la Chine (22 milliards alloués par an sur le sujet de l’intelligence artificielle) ou les États-Unis (11 milliards alloués en 2018). Il y a un véritable intérêt pour l’Union européenne à se positionner sur ces technologies émergentes dans un enjeu de préservation de la souveraineté technologique du continent et des savoir-faire en Europe.
En outre, une politique industrielle doit permettre de faire émerger des champions industriels européens capables de rivaliser avec les grandes entreprises du reste du monde. Cette stratégie peut s’appuyer sur deux aspects mais qui nécessiteront, eux aussi, une révision des réglementations européennes : garantir un accès privilégié aux marchés nationaux et européen et soutenir financièrement ces entreprises. Les principes généraux du General Agreement on Tariffs and Trade (GATT) interdisent la mise en place de tarif douanier comme outil protectionniste. Toutefois, d’autres outils peuvent être utilisés comme les barrières non-tarifaires comme la mise en place de normes qui obligent les entreprises à se mettre en conformité pour entrer sur le marché. Ces démarches sont souvent coûteuses et longues pour les nouveaux entrants. Des subventions peuvent être allouées à l’échelle européenne pour le lancement de grands projets jugés stratégiques.
Il est vrai que la construction de champions européens pourra entraîner un processus de rationalisation des capacités de production comme cela était craint avec la fusion Siemens/Alstom. Néanmoins, ces opérations sont un moyen de permettre de combler l’écart de taille entre les entreprises nationales européennes et les grandes entreprises américaines, coréennes, chinoises, etc. C’est dans ce cadre qu’il pertinent d’avoir une politique industrielle propre à chaque État afin de s’assurer que les fusions ne s’accompagnement pas d’une importante perte de savoir-faire technologique à l’échelle nationale et de nombreuses destructions d’emplois.
Œuvrer en faveur de la réciprocité dans l’application des règles internationales
Les acteurs européens font preuve d’une grande naïveté en termes d’applications des règles. Par exemple, l’Union européenne interdit les aides publiques nationales aux entreprises et n’en accordent que trop peu de son côté. Deux solutions :
- Soit pour préserver une forme d’équité, les aides sont allouées à l’échelle européenne quand il s’agit de montants conséquents mais cela oblige à la définition d’une vraie stratégie industrielle européenne.
- Soit l’Union européenne autorise les États membres à soutenir leurs entreprises via des aides publiques. Dans ce cas-là, le contrôle des aides allouées pourra être réalisée a posteriori, uniquement si les échanges intra-européens ont été réellement menacés.
En outre, les États membres sont très divisés sur la question de l’ouverture des marchés publics. Dans le monde, une majorité des États a mis en place une politique de réciprocité, c’est-à-dire que pour accéder à un marché public dans un autre pays, il faut également ouvrir le sien. Nombreux sont ceux qui ont adopté des règles restrictives pour favoriser les entreprises nationales. En 2013, la Commission européenne a présenté un projet de règlement pour fermer les marchés publics européens aux entreprises des pays qui n’ouvrent pas leurs propres marchés à celle de l’Union européenne. En Europe, les marchés publics sont ouverts à 90 %, contre 32 % aux États-Unis et 28 % au Japon. Mais ce texte a été bloqué au Conseil, 15 États membres étant contre, et 12 pour.
Le Parlement européen a débattu, en 2014, d’un instrument permettant aux États membres d’empêcher les entreprises non européennes de répondre aux appels d’offres publics à hauteur de cinq millions d’euros ou plus si le pays qui candidate n’offre pas lui-même cette possibilité aux entreprises européennes. Cet outil est restrictif dans ces conditions ; de plus, il ne peut être utilisé qu’après approbation de la Commission européenne. Pour le rapporteur du Parlement européen, Daniel Caspary, le but n’était pas de fermer le marché mais « de motiver les autres pays à ouvrir leurs marchés à nos entreprises. » Au regard des contraintes qui sont les siennes, l’outil n’est donc pas très efficace.
L’Allemagne éprouve par ailleurs de fortes réticences sur ce projet : elle s’oppose traditionnellement à ce type de mesure car elle craint les représailles de ses partenaires commerciaux potentiellement visés comme la Chine, le Japon et les États-Unis. Néanmoins, le discours politique en Allemagne est en train d’évoluer sur le sujet de la politique industrielle européenne au regard de la menace que représente les nouveaux entrants pour la souveraineté technologique de l’Allemagne. Elle garde notamment un souvenir assez cuisant de la cession de l’entreprise Kuka, spécialiste des robots industriels, a un groupe chinois.
En outre, la Chine subventionne massivement ses entreprises afin qu’elles accèdent à des marchés publics en Europe. Par exemple, l’entreprise Covec qui a conduit de nombreux projets dans le BTP, notamment en Afrique, a gagné un marché public pour construire une autoroute en Pologne grâce au soutien de son État. Ainsi, elle a pu réaliser une offre avec des prix inférieurs de 30% à ceux prévus par le maître d’ouvrage. Au final, Covec n’a pas pu honorer son contrat, entraînent une perte de 150 millions d’euros pour l’État polonais.
De nombreux autres sujets sont à aborder dans le cadre de la construction d’une politique industrielle commune comme la question du dumping fiscal et social. L’impératif de la construction d’une vision européenne est d’œuvrer à la préservation de la souveraineté technologique des États membres. Les États membres seuls n’auront pas les moyens de rivaliser face à l’émergence de mastodontes que ça soit dans les secteurs traditionnels ou de celui du numérique.
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