Le 24 octobre dernier, la ministre des Armées, Florence Parly, présentait au Sénat la « Revue stratégique de défense et de sécurité nationale ». Cet exercice inédit avait été annoncé par le Président de la République, le 13 juillet. À l’image de ses prédécesseurs, Nicolas Sarkozy et François Hollande, Emmanuel Macron souhaitait ainsi exposer la stratégie de défense de notre pays pour le quinquennat à venir et au-delà.
Dans un passé pas si lointain, et à l’inverse des pays anglo-saxons qui actualisent régulièrement leur doctrine stratégique (posture review ou strategic review), la France communiquait avec parcimonie sur sa stratégie de défense qui semblait, jusqu’au milieu des années 2000, frappée d’intangibilité. Elle le faisait jusque là par le truchement de Livres blancs dont la fréquence s’est accélérée puisqu’à celui de 1972, qui exposait notre stratégie de dissuasion, et celui de 1994 qui tirait les conséquences de l’effondrement du bloc soviétique, se sont succédé ceux de 2008 et 2013. Quatre en 45 ans.
DU LIVRE BLANC À LA REVUE STRATÉGIQUE
Un Livre blanc est un document à portée politique définissant une vision, les objectifs d’une politique publique , ainsi qu’une stratégie permettant de les atteindre. La méthodologie visant sa conception est variable d’une édition à l’autre. Les deux dernières (2008 et 2013) ont associé experts des questions stratégiques, parlementaires et représentants de la société civile au sein de commissions ad hoc. Il s’ensuit une Loi de programmation militaire (LPM) qui lui confère une relative portée juridique, puisqu’on en retrouve certaines des dispositions et qui propose une trajectoire budgétaire permettant d’allouer les moyens nécessaires à la stratégie de défense.
Cédant à une forme de facilité, le Président de la République n’a pas souhaité engager une démarche similaire à celle de ses prédécesseurs, et a donc préféré une variante simplifiée et à l’anglo-saxonne, la Revue stratégique. Or, en optant pour cette démarche bridée, l’exécutif s’est inutilement privé d’une analyse partagée avec des sphères pourtant très impliquées dans les questions de sécurité.
En témoigne l’absence, pour moins incompréhensible, des industriels de la défense aussi bien au sein du comité de rédaction que dans la liste des personnalités auditionnées. Vitaux pour l’autonomie de la France, les industries de la défense représentent aujourd’hui plus de 200 000 emplois et sont l’une des clefs de voûte de la stratégie de sécurité. De même, et c’est une première, la représentation nationale n’a été associée à aucune étape de cette réflexion pourtant cruciale non seulement en matière de perspective, mais aussi de légitimité.
Essentiellement outils de communication politique et institutionnelle, le Livre blanc comme la Revue stratégique livrent au monde la vision stratégique de la France. Ce sont donc des documents qui participent également de notre politique extérieure.
UNE DOCTRINE STRATÉGIQUE QUI S’INSCRIT DANS LA CONTINUITÉ DU TOUT-SÉCURITAIRE
Par rapport au Livre blanc de 2013, le diagnostic de l’environnement stratégique est poursuivi et actualisé. On notera que, si le constat d’une « remise en cause de l’ordre multilatéral », le risque d’une « déconstruction de l’architecture de sécurité en Europe » étant élevé – avec en ligne de mire la responsabilité de Moscou (mais pas que) – semble assez juste, le lien entre la menace terroriste et les flux migratoires (très largement traités) est exposé et assumé. Il est donc contestable à nos yeux. Pour rappel, ces deux priorités figuraient déjà dans le discours aux ambassadeurs du Président de la République du 29 août dernier.
L’analyse intègre le risque de « rupture technologique » auquel la France et ses partenaires sont exposés s’ils n’investissement pas plus dans le recherche et l’innovation et s’ils n’intègrent pas mieux les technologies civiles dans les nouveaux systèmes d’armes.
L’objectif de conserver un modèle de défense complet – dissuasion nucléaire, capacité d’entrer en premier sur un théâtre d’opérations et protection du territoire – pourrait butter sur le plafond de verre budgétaire de Bercy.
Faisant le constat d’un « durcissement » des menaces dans plusieurs registres (terrorisme, prolifération, retour de la « compétition militaire »), le document, dans la foulée du Livre blanc de 2013, poursuit « l’extension du domaine de la guerre » pour paraphraser Pierre Servent. Ainsi, pour ne prendre que l’exemple du cyberespace, « une attaque informatique majeure, par les dommages qu’elle causerait, pourrait justifier l’invocation de la légitime défense au sens de l’article 51 de la Charte des Nations Unies. »
Force est de constater que depuis l’évolution du concept de « défense nationale » en « défense et sécurité nationale » avec le Livre blanc de 2008 et l’émergence d’un continuum qui abolit les frontières entre la défense et la sécurité, nul bilan d’aucune sorte n’a été formulé pour en établir soit les dérives (sur les libertés publiques notamment), soit les limites (nombre d’engagements à l’extérieur). Bien au contraire, l’outil diplomatique est intégré dans la stratégie globale (de sécurité), au point que jamais la diplomatie n’aura occupé autant de place dans ce type de document.
DES AMBITIONS D’AUTONOMIE QUI POURRAIENT RESTER LETTRE MORTE
La stratégie visant la conservation de l’autonomie et de notre modèle de défense évolue peu par rapport au Livre blanc de 2013. Le mantra des fonctions stratégiques (dissuasion, protection, connaissance et anticipation, intervention, prévention) autour desquelles s’articule notre modèle, comme la nécessité de consolider notre base industrielle et technologique de défense (BITD) sont rappelés.
Reste qu’en matière d’alliance, le rappel de la primauté de l’OTAN sur toute autre organisation de sécurité collective interroge, notamment au regard de la remise en cause des équilibres et des traités internationaux par l’administration Trump et donc du lien transatlantique. En effet, la Revue stratégique n’hésite pas à considérer l’Alliance atlantique comme l’« élément clé de la sécurité européenne » et rappelle avec l’article 42§7 du Ttraité sur l’Union européenne que « l’OTAN (…) reste, pour les États qui en sont membres, le fondement de leur défense collective et l’instance de sa mise en œuvre. »
Or, il y a un télescopage entre la valorisation excessive d’une organisation, certes importante au regard de l’histoire et du rôle qu’elle a pu jouer pour la sécurité continentale, et l’ambition affichée d’« une autonomie stratégique européenne. »
De même, l’objectif de conserver un modèle de défense complet – et donc tout aussi bien la dissuasion nucléaire, la capacité d’entrer en premier sur un théâtre d’opérations et la protection du territoire – pourrait à brève échéance butter sur le plafond de verre budgétaire établi par Bercy. En effet, outre la coupe budgétaire de juillet 2017 qui a affecté les armées à hauteur de 850 millions d’euros, l’annonce d’une augmentation annuelle des crédits dédiés à la défense de 1,7 milliard ne doit pas se faire en trompe l’œil.
L’intégration au budget de la défense des surcoûts OPEX (opérations extérieures), qui dépassent régulièrement la barre des 500 millions d’euros par an, et les coûts à venir engendrés par le renouvellement des deux composantes de la dissuasion nucléaire compromettront sans aucun doute la poursuite d’autres programmes tout aussi névralgiques pour nos armées sur le terrain.
In fine, il y de loin de la coupe aux lèvres, et si l’augmentation des ressources allouées à la défense est acquise, le volume envisagé est loin du seuil critique communément admis de 2 milliards d’euros par an (hors pensions), sauf à envisager une multiplication croissante des coopérations avec les partenaires européens. Or, si ces dernières sont bien envisagées par la Revue stratégique, elles restent largement tributaires d’une volonté politique collective.
© Photo : Wikimedia Commons
William Leday
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