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T. Todorov : « L’humanisme essaie de n’exclure ni l’idée républicaine ni l’idée libérale ».

En hommage à Tzvetan Todorov (1939-2017), à l’occasion du deuxième anniversaire de son décès, Chronik publie la suite de l’entretien paru dans L’ENA hors les murs, la revue mensuelle des anciens élèves de l’ENA. Un entretien qui fut conduit par Karim Emile Bitar, directeur de cette revue et professeur de sciences politiques, qui nous a autorisé à le reprendre.

 

  • KB : Il y a un autre paradoxe qui remonte à très loin. D’un côté, l’homme moderne, dans la vision d’un Calvin ou d’un Descartes, est individualiste, donc en quelque sorte fatalement libéral. D’un autre côté, au moment de la Révolution et du débat autour des Lumières, on a vu apparaître une pensée que l’on pourrait qualifier d’antilibérale, aussi bien chez un conservateur contre-révolutionnaire comme Joseph de Maistre, (pour qui l’homme n’existe qu’en tant que membre de telle ou telle société), que chez un révolutionnaire comme Jean-Jacques Rousseau. La conjonction de ces deux anti-libéralismes n’est-elle pas encore prégnante dans la France d’aujourd’hui ? Vous avez consacré un essai à Rousseau et un autre à Constant. Comment expliquez-vous que dans la France d’aujourd’hui, la postérité de Rousseau soit plus forte que celle de Constant ?  

 

TT : Pour commencer par la deuxième partie de la question, la plus facile, je pense que cela est lié à la Révolution française, qui a été vécue sous l’ombre de Rousseau, même si pour moi, il est évident que Rousseau aurait été scandalisé et indigné par Robespierre, qui se réclamait de lui. La Révolution française, comme Constant l’avait immédiatement remarqué, a affirmé qu’il suffisait de faire passer le lieu du pouvoir des mains du monarque de droit divin aux mains du peuple pour que le tour soit joué. Le fait que le tour n’a pas été bien joué est démontré par la dérive de la Révolution dans la terreur. On a vu que le peuple, ou plutôt ses représentants, pouvait exercer sa dictature, la dictature de Robespierre et du Comité de salut public. Je dirais donc que c’est l’ombre tutélaire de la Révolution française qui est responsable de la prédominance du versant républicain sur le versant libéral. Pour revenir aux autres aspects de votre question, compte aussi le prestige de la Révolution française, interprétée de cette manière excessive et réductrice plutôt qu’à à la manière d’un Constant ou de Madame de Staël, reine des libéraux de l’époque : eux ne rejetaient pas la révolution, mais voulaient que cette révolution soit, justement, libérale, c’est-à-dire qu’elle préserve aussi les droits des individus, au lieu de les bafouer. Dans Le jardin imparfait, j’indique (en plaisantant) qu’il y a plusieurs querelles de famille en même temps. L’humanisme essaie de n’exclure ni l’idée républicaine ni l’idée libérale. La pensée humaniste mène un combat sur deux fronts. D’une part, elle est attaquée par les scientistes, par les déterministes radicaux, par tous ceux qui veulent voir une sorte de logique scientifique appliquée au processus politique, et elle attaquée d’autre part par les conservateurs. C’est une coïncidence qui n’est pas fortuite : le fondateur de la réflexion sociologique en France n’est pas Marx, mais Bonald, le grand théoricien conservateur avec Joseph de Maistre. Bonald fut un peu le doctrinaire de ce courant. Mais d’une certaine manière, il était prêt à mettre la société à la place de Dieu, ou en tout cas assimiler l’un à l’autre. Il était monarchiste mais il se reconnaissait néanmoins dans le corps social. Ce qui était pour lui totalement inadmissible, c’était, vous l’avez dit dans la question, le protestantisme, Calvin, ou encore Descartes, et ce qui en découlait. Et Bonald mettait Rousseau de ce côté-là.

J’interprète pour ma part Rousseau de façon moins extrémiste. Il faut voir que le Contrat social est une pièce d’un ensemble, et que ce n’est pas tout Rousseau. Rousseau a écrit les Confessions et les Rêveries d’une part, le Contrat social d’autre part, mais aussi l’Emile, qui est une tentative d’englober le tout dans un seul projet. Dans l’Emile, il y a un petit passage qui explique quel usage on doit faire du contrat social. Et notamment, qu’il n’est pas du tout question de bâtir un Etat sur le modèle du Contrat social. En somme, la tentative de Robespierre est condamnée d’avance. 

L’autre aspect de votre question c’est : est-ce qu’aujourd’hui, le républicanisme et le conservatisme coïncident ? Chevènement et de Villiers. Nous savons que sur certains thèmes limités, ils peuvent effectivement s’entendre. Et que c’est toujours aux dépens de la liberté de l’individu. 

 

  • KB : L’autre problème actuel vient du fait que ceux qui en France se disent libéraux ne le sont pas vraiment. Votre livre Le nouveau désordre mondial, Réflexion d’un Européen (Robert Laffont, 2003), préfacé par Stanley Hoffmann, a établi un bilan des politiques  néo-conservatrices. Aux Etats-Unis, William Kristol fait en quelque sorte une captation d’héritage en se revendiquant abusivement de Raymond Aron, que vous connaissez bien puisque vous avez préfacé ses Mémoires. En France, on constate parfois que ceux qui se présentent comme « libéraux » sont en fait des néo-conservateurs sur bien des sujets. Pensez-vous que les deux visions soient compatibles ? Les néo-conservateurs sont pour la plupart des idéologues, alors que le libéralisme authentique est tout sauf une idéologie.

 

TT : Sans même entrer dans les catégorisations « idéologie ou «  non-idéologie », je dirais pour commencer qu’en France, l’usage du terme libéral est des plus déroutants. Parce que le mot est employé par une certaine gauche qui se dit antilibérale, dans un sens qui est à peu près synonyme de capitalisme. Ce qui est tout de même extrêmement bizarre.

Je peux comprendre d’où vient l’enchaînement, mais néanmoins, cela me perturbe profondément parce que le libéralisme est une doctrine avant tout politique qui commence avec Locke, avec Hobbes, avec Montesquieu, et qui est une doctrine de défense des libertés. Parmi ces libertés, il y a la liberté d’entreprendre, la liberté économique, mais quand vous lisez Constant ou Tocqueville ou Aron, c’est une liberté parmi beaucoup d’autres. Et quand ils parlent de « libéral », ils entendent tout d’abord la liberté politique. En ce sens, les libéraux français, ce sont Lafayette, Constant, ceux qui s’opposaient aux ultras, aux conservateurs. Les libéraux, ce n’était donc pas l’extrême droite, comme c’est entrain de le devenir aujourd’hui ! J’ai moi aussi sursauté quand j’ai lu sur le dos d’un livre de Robert Kagan qui s’appelle La force et la faiblesse, un « blurb » qui disait quelque chose du genre « Raymond Aron a trouvé son digne successeur ».

C’est une pure aberration. Raymond Aron était un grand combattant libéral, quelqu’un qui a énormément fait pour que la grande tradition libérale se perpétue, mais les personnages qui aujourd’hui mènent la politique néo-conservatrice, que ce soit aux Etats-Unis, où ils s’appellent néo-conservateurs, ou en France, où ils s’appellent « libéraux » s’inscrivent dans ce qui n’est plus qu’une trahison des idéaux libéraux d’Aron. Parce que lorsqu’on dit que l’on veut imposer aux autres le « bien », on n’est plus du tout dans l’idée libérale qui consiste à laisser chacun chercher le « bien » à sa manière. Donc un pays qui en occupe un autre pour lui imposer son modèle se comporte de façon strictement antilibérale, puisqu’il use de la force. Je regrette beaucoup que le mot « libéral » soit aujourd’hui dévoyé. Il est dévoyé d’abord par ses adversaires, qui lui font signifier capitalisme, et qui le confondent avec une attitude économique qui ne connaît aucun frein. Aucun pays ne l’a d’ailleurs jamais pratiqué, car aucun pays, aucun gouvernement, ne veut laisser un levier d’action aussi important lui échapper. Le terme libéralisme est également dévoyé par ceux qui s’en réclament, qui en font une sorte de cri de ralliement pour conduire à l’extérieur une politique impérialiste, et à l’intérieur, une politique souvent répressive. Je pense donc que Raymond Aron, qui n’était pourtant pas un homme de gauche, ne reconnaîtrait pas son libéralisme. Il a toujours écrit dans la presse de droite, mais c’est aussi parce qu’il pensait que c’était la droite qu’il devait convaincre. Il écrivait sur la guerre d’Algérie ce qu’écrivaient les gens de gauche. Et il dénonçait le totalitarisme alors que la presse de gauche était prête à le défendre. C’était un homme libre. 

 

  • KB : Entre ce qu’on qualifie de libéralisme en France, et ce qu’on appelle libéralisme aux Etats-Unis, il y a un gouffre.  

 

TT : Mon ami Stephen Holmes1 , qui est l’un des meilleurs philosophes politiques des Etats-Unis, se réclame du libéralisme. Dans la bouche des conservateurs américains, le mot 1 Professeur à la New York University School of Law, Stephen Holmes a publié The Matador’s Cape, America’s Reckless Response to Terror (Cambridge University Press, 2007), une analyse psychologique et philosophique de la guerre contre le terrorisme.

« Liberal » est une injure, qui signifie gauchiste. Mais en fait, il faudrait que le mot libéral garde son sens traditionnel. Ce n’est pas un gauchisme car il manque justement toute cette dimension utopiste, toute cette tendance à vouloir transformer le réel par la violence. Le sens exact est donc pour moi celui d’un centre-gauche, d’un réformisme, qui n’est pas loin de l’idée social- démocrate, et qui n’est pas loin non plus de l’attitude de la droite modérée. Et le néo-conservatisme n’est pas la droite modérée. C’est une attitude révolutionnaire qui cherche à changer le monde en ayant recours à la violence, en particulier sur la scène internationale, mais parfois également en politique intérieure.  

 

  • KB : Peut-on espérer l’émergence d’un libéralisme de gauche en France ?  

 

TT : Cela me paraît bien difficile, étant donné la réputation sulfureuse du libéralisme parmi les militants de gauche. Je suis désolé qu’il en soit ainsi et qu’il n’y ait pas de place pour ce qui est une vision très cohérente et une façon saine de raisonner. Je suis surpris que dans le « mainstream » de la politique française, on ne parvienne pas à se rendre compte que l’on a absolument besoin de l’héritage libéral pour mener une politique démocratique moderne. Mais cet héritage libéral, comme l’avait déjà vu Benjamin Constant il y a deux siècles, consiste à défendre aussi bien le principe républicain que le principe libéral. Une démocratie moderne doit constamment unir ces deux principes, limiter les excès de l’un par le rappel de l’autre. 

 

  • KB: Pour conclure, un mot sur la littérature. Beaucoup d’écrivains de notre temps semblent avoir eux aussi sombré dans une sorte d’antihumanisme et d’antilibéralisme. Ils semblent faire l’impasse sur le monde et sur l’humain et préfèrent se complaire dans l’autofiction, le nombrilisme et le désespoir.  

 

TT : Oui, beaucoup d’entre eux avaient cru à cette religion politique qu’était le communisme et en ont été déçus. Ils ont perdu la foi. Pour eux, désormais, la terre est une vaste désolation. Ils ne conçoivent plus qu’il y ait une positivité possible parce qu’ils avaient mis tous leurs espoirs et toute leur foi dans le mirage communiste, d’origine religieuse ou politique. Et je crois qu’effectivement, il faut appeler de nos vœux et espérer renouer avec une littérature humaniste. Non pas au sens où elle illustrerait les thèses humanistes, mais une littérature qui ne se complaise plus dans ce désespoir de salon, parce que ce désespoir de salon n’empêche pas les mêmes, une fois qu’ils ont pondu leur dernier livre qui est un cri de désolation, d’aller faire la fête au soleil. Romain Gary que j’aime tant, était un écrivain humaniste, mais cela ne veut pas dire qu’il voyait le monde avec des lunettes roses. Il en voyait tout le tragique, mais il savait aussi que l’être humain était quand même la seule valeur qui restait et c’était pour cette valeur qu’il se battait. C’est un peu cela que j’appelle aujourd’hui de mes vœux. Je ne voudrais pas distribuer de bons ou de mauvais points, mais nous vivons dans une époque d’individualisme extrême, qui dépasse le libéralisme de l’autre côté, qui oublie que nous ne pouvons pas survivre sans les autres autour de nous et que la vie, engendrement perpétuel du nouveau, est passionnante.

Nabli Béligh

Nabli Béligh

est universitaire et essayiste. Après des études en droit à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et à l’Institut Universitaire Européen (Florence), il a enseigné (de 2009 à 2017) les « Questions européennes » et les « Questions internationales » à Sciences Po Paris. Ses travaux et réflexions portent essentiellement sur des problématiques juridiques, politiques et institutionnelles françaises, européennes et méditerranéennes.
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est universitaire et essayiste. Après des études en droit à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et à l’Institut Universitaire Européen (Florence), il a enseigné (de 2009 à 2017) les « Questions européennes » et les « Questions internationales » à Sciences Po Paris. Ses travaux et réflexions portent essentiellement sur des problématiques juridiques, politiques et institutionnelles françaises, européennes et méditerranéennes.

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