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Tunisie : une crise systémique

 

La Tunisie a basculé dans un état d’exception. Le président de la République Kaïs Saïed a pris la lourde décision d’appliquer (légitimement?) l’article 80 de la Constitution, qui lui permet d’étendre ses pouvoirs au détriment du principe de séparation des pouvoirs. Ce nouvel épisode de l’aventure politique tunisienne débutée avec la chute du régime de Ben Ali s’inscrit dans un contexte particulier.  Si au départ de la pandémie, la jeune démocratie pouvait se targuer d’une forme d’exemplarité et d’efficacité dans sa gestion du défi sanitaire, le pays se trouve désormais débordé et asphyxié par une crise systémique : l’effondrement du système sanitaire est la conséquence de défaillances liées à un retrait de l’Etat et à l’inaction-impuissance des dirigeants politiques au pouvoir.

 

Des défaillances politiques

 

La pandémie de Covid-19 et ses conséquences multidimensionnelles déstabilisent l’expérience politique unique dans laquelle s’est engagée la Tunisie depuis dix ans.  Le 25 juillet, journée de la fête de la République, a été ponctué par des manifestations populaires contre les dirigeants tunisiens, en général, et le parti islamo-conservateur Ennahda (principal parti parlementaire), en particulier. Une journée historique, puisqu’elle s’est clôt par un coup de théâtre au parfum de coup force constitutionnel :  le président de la République Kaïs Saïed a décidé, à l’issue d’une réunion d’urgence, de limoger le Premier ministre Hichem Mechichi (soutenu par Ennahdha), de « suspendre » les travaux de « l’Assemblée des représentants du peuple » (ARP) et d’assurer l’ensemble des pouvoirs de l’exécutif et du parquet. Des décisions fortes voire brutales que le chef de l’Etat fonde sur une interprétation très discutable de l’article 80 de la Constitution* de la Seconde République (adoptée en 2014). Non seulement, il est difficile de reconnaître un « péril imminent menaçant les institutions de la nation et la sécurité et l’indépendance du pays et entravant le fonctionnement régulier des pouvoirs publics« , mais la décision de « suspendre » l’ARP est contraire à la lettre de l’article 80 qui prévoit au contraire que « durant toute cette période, l’Assemblée des représentants du peuple est considérée en état de réunion permanente ». En cela, l’initiative présidentielle vient ébranler l’ordre constitutionnel et saper (définitivement ?) le fragile équilibre institutionnel établi par un texte constitutionnel de compromis qui devait donner lieu à un système parlementaire mixte.

Ce basculement est directement lié aux causes comme aux implications de la grave crise sanitaire que connaît le pays. Celle-ci procède en effet de l’impréparation et de l’incurie de l’appareil bureaucratique, ainsi que de l’absence de vision stratégique au sommet de l’Etat, conjugué à l’incapacité des dirigeants de décider (à la fois par l’art de la persuasion et de l’autorité) des mesures que nécessitait la montée d’une nouvelle vague nourrie par des variants (alpha, bêta, delta…) plus contagieux. Ainsi, derrière les incohérences et contradictions de la communication officielle, la crise sanitaire particulièrement meurtrière s’est développée sur fond de confrontation larvée entre le président de la République et le Premier ministre, avec une Assemblée du Peuple spectatrice de sa propre impuissance. C’est pourquoi, les hôtes du Palais de Carthage, de la Kasbah et du Bardo se trouvaient de plus en plus sous pression.

 

Des défaillances étatiques

 

L’État se trouve largement désarmé face à une situation sanitaire « catastrophique ». En témoignent les records statistiques tant pour le taux de contaminations au coronavirus que le taux de mortalité lié au Covid-19. Le bilan macabre ne cesse de s’aggraver, malgré la mobilisation des initiatives individuelles ou collectives issues de la société civile et les mesures (tardives) de restrictions prises par le gouvernement pour faire face à cette nouvelle vague.

Si l’aide internationale (financière et matérielle, y compris sous forme de vaccins) commence à produire ses effets, la crise systémique provoquée par le coronavirus a mis à nu « l’état de l’Etat » tunisien. La tradition politico-administrative de la Tunisie est celle d’un Etat fort. Or la crise sanitaire a mis en lumière les insuffisances en matière d’infrastructures, de matériels et de personnels administratifs et sanitaires. L’Etat se montre particulièrement vulnérable, faillible et incapable de répondre aux besoins de ses citoyens. La jeune démocratie ne dispose pas, en quantités suffisantes, des technologies sanitaires dont elle a besoin pour le dépistage, la prévention, le traitement du Covid-19. La pandémie de Covid-19 a mis en évidence les faiblesses d’un système de santé jadis loué pour son excellence à l’échelle régionale. Un système hospitalier public fragilisé par des années de sous-investissement et de mauvaise gestion. Sous-équipés (en masques, en tests, en oxygènes, en lits de réanimation et en vaccins), en manque de médecins et de personnels qualifiés, les hôpitaux tunisiens ne peuvent faire face à la demande de soins exigée par la pandémie. Les personnels hospitaliers sont épuisés et en nombre insuffisant (des centaines de médecins formés en Tunisie travaillent aujourd’hui au service des systèmes de santé français, belge, allemand, canadien, etc.), notamment dans les services spécialisés dans la réanimation.

 

Si on place la situation des hôpitaux tunisiens dans une perspective plus globale, celle-ci est la conséquence de décennies de politiques néolibérales de désengagement étatique synonyme de dégradation du service public hospitalier, de salaires bloqués des personnels soignants et de soutien au développement du secteur des « cliniques privées » symbolisant les inégalités sociales et territoriales qui fracturent la société nationale. La fin à l’Etat-providence, « gendarme de la santé publique », est en effet lié aux principes néolibéraux (définis par le fameux consensus de Washington et mis en œuvre et propagé par les institutions internationales de Bretton Woods) adoptés par la Tunisie dans le cadre du programme d’ajustement structurel à la suite d’une grave crise ayant marqué l’économie tunisienne durant la première moitié des années 1980. Celui-ci s’est traduit par une réduction de la taille de l’État, perceptible à travers : la baisse de la part des dépenses publiques globales dans le produit intérieur brut (PIB) ; l’abaissement de la contribution des investissements publics et des dépenses d’éducation, de formation et de santé aux dépenses publiques globales (avec des coupes budgétaires et de réductions d’effectifs) ; la marchandisation partielle des principales composantes de la sphère non marchande, dont la santé. Ainsi, la crise sanitaire – notamment à travers les décisions en matière de gestion des stocks de masques– a dévoilé avec force les conséquences du processus de déresponsabilisation et de « désétatisation » des politiques publiques à l’œuvre depuis l’ère Ben Ali.

***

Le retard pris par la campagne nationale de vaccination ne laisse pas présager d’une quelconque immunité collective à court ou moyen terme. Faute de pouvoir produire et/ou acheter les vaccins nécessaires, la Tunisie doit compter sur la solidarité internationale et sur la mobilisation de sa diaspora (en France et en Allemagne en particulier). Des ressources extérieures salutaires, dans l’attente d’une remobilisation de forces intérieures dont la capacité de résilience est durement éprouvée… En sus du bilan macabre et des conséquences économiques et sociales liés à la pandémie, ce fléau risque désormais de fragiliser plus que jamais l’expérience démocratique de la Tunisie, dont le destin dépend du sens des responsabilités de ses divers acteurs : le chef de l’Etat et le chef d’Ennahda, certes, mais surtout le peuple tunisien lui-même.

 

* : Article 80 de la Constitution : « En cas de péril imminent menaçant les institutions de la nation et la sécurité et l’indépendance du pays et entravant le fonctionnement régulier des pouvoirs publics, le Président de la République peut prendre les mesures nécessitées par cette situation exceptionnelle, après consultation du Chef du gouvernement et du Président de l’Assemblée des représentants du peuple et après en avoir informé le président de la cour constitutionnelle. Il annonce les mesures dans un communiqué au peuple.

Ces mesures doivent avoir pour objectif de garantir le retour dans les plus brefs délais à un fonctionnement régulier des pouvoirs publics. Durant toute cette période, l’Assemblée des représentants du peuple est considérée en état de réunion permanente. Dans ce cas, le Président de la République ne peut dissoudre l’Assemblée des représentants du peuple et il ne peut être présenté de motion de censure contre le gouvernement.

A tout moment, trente jours après l’entrée en vigueur de ces mesures, et à la demande du Président de l’Assemblée des représentants du peuple ou de trente membres de ladite Assemblée, la Cour constitutionnelle est saisie en vue de vérifier si la situation exceptionnelle persiste. La décision de la Cour est prononcée publiquement dans un délai ne dépassant pas quinze jours.

Ces mesures cessent d’avoir effet dès que prennent fin les circonstances qui les ont engendrées. Le Président de la République adresse un message au peuple à ce sujet. »

 

  • Ce texte est une version actualisée d’une analyse initiale publiée le 19 juillet 2021.
Nabli Béligh

Nabli Béligh

est universitaire et essayiste. Après des études en droit à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et à l’Institut Universitaire Européen (Florence), il a enseigné (de 2009 à 2017) les « Questions européennes » et les « Questions internationales » à Sciences Po Paris. Ses travaux et réflexions portent essentiellement sur des problématiques juridiques, politiques et institutionnelles françaises, européennes et méditerranéennes.
Nabli Béligh
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est universitaire et essayiste. Après des études en droit à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et à l’Institut Universitaire Européen (Florence), il a enseigné (de 2009 à 2017) les « Questions européennes » et les « Questions internationales » à Sciences Po Paris. Ses travaux et réflexions portent essentiellement sur des problématiques juridiques, politiques et institutionnelles françaises, européennes et méditerranéennes.

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