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Vive la laïcité ! Quelle laïcité ?

Marlène Schiappa, la ministre déléguée à la citoyenneté, ouvre  les « états généraux de la laïcité ». Une initiative qui nourrit un peu plus le sentiment d’une instrumentalisation politique d’un principe fondamental régulièrement dévoyé par des responsables politique en quête de marché porteur…. Ces états généraux interviennent alors qu’une loi « confortant les principes républicains » fait déjà l’objet d’un débat au Parlement. En effet, 115 ans, jour pour jour, après l’adoption de la loi sur la séparation des Eglises et de l’Etat, le gouvernement a déposé le 9 décembre 2020 un projet de loi « confortant le respect, par tous, des principes de la République ». Il est désormais soumis à l’Assemblée nationale.  Un texte motivé à l’origine par la volonté de renforcer la laïcité face à la menace idéologique et sécuritaire que représente l’islamisme. Une lutte légitime, mais qui interroge le sens et la portée de la laïcité, tant son invocation conjugue souvent confusion juridique et instrumentalisation politique. En cela, le projet de loi sur le « séparatisme » illustre une tendance de fond :  malgré un profond ancrage dans notre Etat de droit, le sens et les frontières la laïcité sont de plus en plus brouillés …

 

I – La laïcité : l’héritière de la Révolution de 1789

Animée par des idées anticléricales, la Révolution de 1789 pose les bases de l’État laïque. Nourris par les Lumières, les révolutionnaires mettent fin au caractère confessionnel d’un Etat monarchique fondé sur le monopole de la légitimité historique d’une religion officielle : le catholicisme. Le principe de la représentation se substitue au modèle de l’incarnation : c’est la fin du pouvoir de droit divin dont l’action devait se plier à un ordre juridique conforme à loi divine ; désormais le pouvoir émane de la volonté du peuple souverain, « [l]e principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation » (art. 3 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen).

Bien que l’Assemblée constituante ait proclamé les droits de l’Homme et du citoyen « en présence et sous les auspices de l’Être suprême », la Déclaration de 1789 conçoit un espace politique et civil en voie de déconfessionnalisation. L’État devient sans religion et impulse (contre l’Église catholique) la fin de la confusion entre ordre religieux et ordre civil : le contenu de la loi, expression de la volonté générale et objet d’une « déthéologisation », n’est pas lié par celui de la loi de l’Église. Toutefois, la dissociation entre l’Etat et l’Eglise n’est pas synonyme de séparation : au contraire, l’affirmation du pouvoir politique se traduit par une volonté de contrôle de l’Etat sur l’Eglise, comme l’atteste la « constitution civile du clergé », source d’une « réorganisation-nationalisation-institutionnalisation » de l’Eglise catholique.

 

II – La laïcité : pilier de l’Etat républicain

 

L’avènement de la IIIe République marque un tournant, comme l’attestent les lois de laïcisation de l’école publique. Toutefois, la consécration du principe général de séparation des Églises et de l’État, sous sa forme juridique, ne date que de la loi du 9 décembre 1905 (même si paradoxalement le mot « laïcité » n’apparaît pas dans le texte). Adoptée dans un contexte conflictuel (animé par la confrontation entre des républicains et l’Eglise), la loi est l’expression d’un compromis politique, d’une solution transactionnelle : désormais, « L’État n’est ni religieux, ni antireligieux. Il est areligieux », selon la formule d’Aristide Briand. Le principe de séparation met officiellement fin au régime concordataire et ouvre la voie au désinvestissement financier de l’État à l’égard des cultes. C’est la fin du régime juridique des « cultes reconnus » : ces derniers sont privés des droits particuliers et spécifiques – autrement dit des avantages, y compris d’ordre protocolaire – qui leur étaient jusque-là accordés, ainsi que du statut de droit public dont ils jouissaient. La loi de Séparation institue des « associations cultuelles » – qui ont pour objet exclusif l’exercice d’un culte religieux – qui ne relèvent ni du droit public, ni du (futur) régime juridique des associations culturelles.

La loi de 1905 est une « loi de séparation » (des Églises et de l’État), mais aussi une « loi de garantie » (des libertés de conscience et de culte) et une « loi de neutralité » (de l’État) – même si cette dernière est inhérente à la première. Selon l’article 1er, la République « assure la liberté de conscience » (qui commande la liberté religieuse) et « garantit le libre exercice des cultes » (des restrictions peuvent être néanmoins édictées dans l’intérêt de l’ordre public). Si l’État est concerné par la reconnaissance de ces libertés (sources d’obligations négatives/d’abstention et positives/d’action pour la puissance publique), il se trouve directement visé par l’article 2 qui proclame la séparation (organique et financière) de l’État et des Eglises, et affirme ainsi la neutralité confessionnelle de l’État (c’est-à-dire son impartialité à l’égard de toute organisation religieuse et toute croyance religieuse) en ce sens où il « ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». La neutralité confessionnelle de l’État s’apparente à la fois à une absence de doctrine confessionnelle professée par l’État (une impartialité garante de l’égalité des religions devant la loi), à l’autonomie de l’ordre juridique étatique (dans ses fondements-sources) et de la puissance publique (aucun culte ne peut et ne doit avoir d’influence sur ses décisions) par rapport aux doctrines-prescriptions religieuses. L’impératif de non immixtion ou de non interférence est réciproque : l’Etat est tenu de respecter l’organisation/ordre interne des Eglises.

Enfin, depuis la IVe République, la laïcité est consacrée au sommet de notre ordre juridique. L’article 1er de la Constitution de 1958 dispose que « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale (…) », reprenant ainsi les termes exacts de l’article 1er de la Constitution de 1946. Une République laïque, qui n’exclut pas l’existence de régimes dérogatoires – comme l’attestent la persistance du régime concordataire (et de certaines dispositions du droit local allemand) en Alsace-Moselle et l’application de régimes spécifiques en Outre-mer.

La constitutionnalisation du principe de laïcité est confirmée par le Conseil constitutionnel[1], pour lequel la laïcité concerne l’État dans ses rapports avec les religions (principe de séparation et de neutralité), ainsi que dans ses relations avec les individus (en tant que manifestation d’une autolimitation de l’intervention de l’État et d’une garantie des libertés de conscience et de religion).

 

III – De la laïcité de l’Etat à la laïcisation de la société ?

 

La laïcité revêt traditionnellement « un seul et même sens, celui de la neutralité religieuse de l’État »[2], et non pas de la société. En d’autres termes, le service public est soumis au respect de la laïcité, pas l’espace public, ainsi que l’a rappelé le juge des référés du Conseil d’État dans l’affaire dite du « burkini ». Il n’empêche, la délimitation du champ d’application du principe s’avère de plus en plus délicat. Une dynamique d’extension du principe de neutralité religieuse au-delà du périmètre de l’administration publique se vérifie ainsi à l’égard des usagers de l’école publique (loi n° 2004-228 du 15 mars 2004), des personnels salariés du secteur privé (loi n° 2016-1088 du 8 août 2016), des personnes de droit privé exerçant une mission de service public ou issues d’un secteur privé délégataire d’une mission de service public…

Derrière cette tendance de fond, certains perçoivent l’avènement d’une « nouvelle laïcité »[3], de plus en plus source d’incompréhensions hors de nos frontières hexagonales. Outre la multiplication des articles critiques publiés par le New York Times ou le Washington Post, on notera que le Comité (d’experts juridiques) des droits de l’Homme de l’ONU, saisi de « l’affaire Baby Loup », a estimé que le licenciement dont la requérante a fait l’objet au motif qu’elle refusait de retirer son voile islamique constituait une atteinte disproportionnée à la liberté religieuse et une « discrimination intersectionnelle fondée à la fois sur le genre et la religion »[4 .

Nourrie par nombre d’acteurs de la vie publique, l’hystérie politico-médiatique tend à brouiller la signification profonde de la laïcité – la séparation du politique et du religieux -, pour l’investir de pouvoirs magiques : elle aurait réponse à la menace terroriste, mais aussi à la désintégration territoriale et sociale qui gangrène la cohésion nationale. Or derrière cette omnipotence supposée de la laïcité, c’est le spectre d’une conception identitaire et antilibérale qui tend à se diffuser et à diviser. Un républicanisme source de dévoiement d’une doctrine républicaine tournée, elle, vers la liberté, l’égalité et l’unité.

 

 

[1] Voir CC, décision n° 2004-505 DC, 19 novembre 2004, Traité établissant une Constitution pour l’Europe, Rec. p. 173. ; CC, n° 2012-297 QPC, 21 février 2013.

[2] J. RIVERO, « La notion juridique de laïcité », Recueil Dalloz, 1949, Chron. XXXIII, pp. 137-140, spéc. p. 140.

[3] Voir S. HENNETTE VAUCHEZ et V. VALENTIN, L’Affaire Baby Loup ou la Nouvelle Laïcité, Paris, LGDJ, 2015.

[4] Comité des droits de l’Homme, 16 juil. 2018, Constatations adoptées par le Comité en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte concernant la communication no 2662/2015, CCPR/C/123/D/2662/2015.

 

  • Article extrait de la Revue L’ENA hors les murs, n° 502, déc. 2020.
  • Du même auteur :

Laïcité de l'Etat et Etat de droit

 

  • Illustration : La Liberté guidant le peuple, d’Eugène Delacroix (1830)
Nabli Béligh

Nabli Béligh

est universitaire et essayiste. Après des études en droit à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et à l’Institut Universitaire Européen (Florence), il a enseigné (de 2009 à 2017) les « Questions européennes » et les « Questions internationales » à Sciences Po Paris. Ses travaux et réflexions portent essentiellement sur des problématiques juridiques, politiques et institutionnelles françaises, européennes et méditerranéennes.
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est universitaire et essayiste. Après des études en droit à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et à l’Institut Universitaire Européen (Florence), il a enseigné (de 2009 à 2017) les « Questions européennes » et les « Questions internationales » à Sciences Po Paris. Ses travaux et réflexions portent essentiellement sur des problématiques juridiques, politiques et institutionnelles françaises, européennes et méditerranéennes.

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