« Il faut supprimer l’ENA », avait déclaré le président Macron lors de la grande conférence de presse (avril 2019) intervenue à l’issue du grand débat national consécutif à la crise des gilets jaunes. Une décision politique confirmée, après moult tergiversations. Au-delà de sa portée symbolique, la « suppression » de l’Ecole Nationale d’Administration doit être suivie de mesures concrètes en faveur d’une effectivité renforcée d’un discours méritocratique confronté à une réalité cruelle : notre système scolaire, en général, et l’accès aux grandes écoles, en particulier, sont des machines de reproduction des inégalités. Une situation qui érige la méritocratie en fiction républicaine. Or le dispositif annoncé de création de nouvelles classes prépas pour les étudiants boursiers est loin de pouvoir traduire en acte l’exigence d’égalité des chances prônée par le discours présidentiel.
Depuis sa création, en 1945, l’ENA s’est imposée comme une Grande Ecole de la République qui forme des hauts fonctionnaires compétents. Sa suppression est l’une des réponses d’Emmanuel Macron à la crise des « gilets jaunes ». Quel rapport entre cette noble institution et ce mouvement historique ? L’ENA est-elle la victime expiatoire de la montée du « discours populiste anti-élite » ? Le geste présidentiel semble relever en effet d’une forme de facilité teintée de démagogie. Pourtant, l’ENA symbolise bel et bien le rapport problématique de notre République avec l’un de ses fondements : l’égalité.
Le mode de recrutement et de formation de l’ENA cristallisent les maux de notre République : une concentration des pouvoirs aux mains d’une caste solidaire, l’endogamie d’une élite qui cultive l’entre-soi, un conservatisme social et intellectuel, l’altération du sens du service public et de l’Etat qu’illustre la montée du phénomène de pantouflage, etc. Si ces griefs méritent d’être nuancés, les critiques les plus acerbes à l’encontre de l’ENA sont souvent partagés par nombre d’énarques. Ainsi, déjà en 1967, Jean-Pierre Chevènement (promotion Stendhal 1963-1965) voyait en eux « Les mandarins de la société bourgeoise », titre de son fameux essai aux accents pamphlétaires … Il convient donc de se saisir du sujet avec sérieux pour éviter que la réforme annoncée de cette institution sclérosée n’aboutisse à la création d’une « ENA bis » déconnectée du corps social qu’elle est censée servir.
Qu’en est-il aujourd’hui ? Certes, l’ENA a contribué à la fin de l’accès à la haute fonction publique via des canaux fondés sur la cooptation dynastique. Il n’empêche, l’idéal de démocratisation, un temps réalisé, s’est mu en fiction républicaine. La critique lancinante du manque de diversité des promotions de l’ENA est un fait. L’institution s’est transformée en machine à reproduire une « noblesse d’Etat » en puisant dans une caste fermée sur elle-même. Les catégories socioprofessionnelles supérieures y sont surreprésentées, alors que les enfants d’ouvriers ou d’employés y sont de facto exclus ou presque. C’est ce qui ressort plus clairement encore du profil des candidats arrivés en tête du classement de sortie, la fameuse « botte » qui permet d’intégrer les grands corps (inspection des finances, Conseil d’Etat, Cour des comptes). Si cette réalité sociologique n’est pas propre à l’ENA, elle n’est pas anodine au sein d’une République construite sur la passion de l’égalité. Elle brouille la distinction théorique entre sélection par le concours méritocratique et sélection par un « concours censitaire ». Elle sape l’adhésion au pacte républicain. Elle reflète enfin le fossé qui s’est creusé entre gouvernants et gouvernés, entre les institutions de la République – y compris de nature démocratique – et les citoyens.
Or la faible diversité des profils des énarques n’est que le reflet de la similarité de l’origine sociale et du parcours scolaire des élèves des Grandes écoles qui font la fierté de la République… Le concours externe de l’ENA est l’aboutissement d’un système de sélection élitiste des grandes écoles françaises, et de leurs classes préparatoires, qui se caractérisent par un déficit de représentativité sociale. Autrement dit, les énarques ne sont que le produit d’un implacable mécanisme de sélection justifié par un principe d’égalité aussi sacré que dévoyé par notre système scolaire qui reproduit les inégalités sociales et territoriales.
Pilier du modèle républicain, non seulement l’école n’échappe pas au phénomène des inégalités, mais elle l’aggrave. Notre système scolaire s’est progressivement transformé en une machine de reproduction et d’immobilité sociales, qui contribue in fine au non renouvellement de nos élites. Malgré la démocratisation scolaire, l’école n’est plus en mesure de pallier les inégalités de conditions ou de moyens de nos jeunes. Les études PISA de l’OCDE révèlent que les écarts de réussite scolaire sont plus que jamais liés à l’origine sociale des élèves. Dès lors, que peut la volonté individuelle face au poids des déterminismes sociaux, territoriaux et autres ? A quelle réalité correspond le discours méritocratique ? Pourquoi ne pas ouvrir la haute fonction publique aux meilleurs étudiants de l’Université, ce lieu de véritable démocratisation de la connaissance ?
La critique ne concerne pas le seul accès à l’ENA : elle porte aussi sur la gestion de la carrière des énarques. On ne retiendra qu’un point, le plus troublant pour notre imaginaire collectif marqué par la figure du « grand commis de l’Etat » dévoué à la chose publique, profondément attaché au service de l’intérêt général… Ce trouble provient du phénomène croissant des circuits de pantouflage, par lesquels de (très) hauts fonctionnaires investissent les secteurs économiques et financiers, y compris des cabinets d’affaires, avant de retourner dans la sphère publique. Ces flux ou migrations entre la haute fonction publique et les secteurs économiques ou financiers ont des conséquences en termes de capture de l’intérêt public.
Enfin, entre l’accès et la carrière, la formation des énarques est également au cœur des critiques qui frappent l’institution. Celle-ci est assurée par des enseignants qui sont essentiellement des hauts fonctionnaires et non des universitaires ou chercheurs. C’est ainsi qu’un discours conformiste est produit et reproduit dans le temps, génération après génération, loin de la production du savoir des chercheurs en sciences sociales susceptible d’instiller une analyse critique, y compris à l’égard de dogmes du New Public Management et de l’orthodoxie budgétaire… Des problématiques doivent également être approfondies comme l’importance vitale de la biodiversité, les implications du péril climatique sur l’orientation stratégique de l’action publique. Les termes d’une transition écologique véritable – à travers l’instauration de l’économie du moindre impact sur l’environnement immédiat et lointain – méritent un enseignement digne de ce nom pour les grands commis de l’Etat du XXIe siècle…
- Peinture : « L’Homme au chapeau melon » de René Magritte (1964).