Entretien de Margot Holvoet avec Magali Bessone,
professeur de philosophie politique à l’Université de Paris I – Panthéon-Sorbonne
et auteure de « Faire justice de l’irréparable. Esclavage colonial et responsabilités contemporaines », éd. Vrin, 2019.
- La traite et l’esclavage colonial sont des injustices historiques, moralement condamnables. Mais quelle forme politique cette conviction morale peut-elle revêtir? Pourquoi, comment, punir ou réparer des crimes dont tous les protagonistes sont depuis longtemps disparus ? Avec quelle théorie de justice ?
En quoi « réparer » une injustice peut-il nécessiter au préalable un travail d’histoire sur celle-ci ?
Le travail de l’histoire n’est pas nécessaire pour la réparation, correction ou compensation de toute injustice ; il l’est en revanche pour ces injustices qu’on appelle « historiques » – ce qui s’entend de la manière suivante : est « historique » une injustice aujourd’hui qui plonge ses racines dans le passé et qui n’a jamais été réparée – voire jamais diagnostiquée comme injustice – dans le passé. Le travail de l’histoire est alors indispensable pour déterminer la nature de l’injustice du passé et les mécanismes, continus ou discontinus, individuels ou structurels, par lesquels ses effets se sont prolongés dans le présent. L’histoire toutefois n’est pas juge du passé : mettre au jour ces mécanismes par le travail propre des historiens (constitution d’un fond d’archives et évaluation de la nature des archives, diagnostic porté sur l’absence ou le silence des archives, recueil de témoignages et croisement des sources, méthodologie du soupçon, enquêtes de véridicité) n’entraîne pas par là même l’évaluation normative sur la légitimité de la réparation, encore moins sur sa nature. Dans le cas de crimes de masse ou crimes contre l’humanité (comme la traite et l’esclavage colonial en France selon la loi dite « Taubira » de mai 2001), le travail des historiens a souvent été mis en regard de celui des juges au sein d’institutions pénales, dont la fonction était d’identifier et punir des criminels pour des faits strictement délimités. L’hypothèse soutenue ici est que le travail des historiens sur la traite et l’esclavage est lui-même une forme de réparation, qui peut s’effectuer indépendamment des tribunaux : c’est cette forme de réparation qui porte sur la reconnaissance (au sens de l’attestation) d’injustices qui ont été oubliées ou déniées ou dont les effets actuels ont été occultés ou minimisés.
Comment les demandes de réparation nous invitent-elles à revoir notre conception de la justice, et notamment sa nature compensatoire?
Nous n’avons pas une conception unifiée de la justice : nous avons des conceptions rivales et nous passons notre temps à contester les conceptions que nous estimons incorrectes ou non propices à réaliser les objectifs qui sont les nôtres, stabilité de la société, émancipation et égalisation réelle de tous les membres de la société, inclusion démocratique, etc. Parmi ces conceptions, il est d’usage de distinguer depuis Aristote la logique de la justice correctrice et celle de la justice distributive. La première vise à corriger une inégalité survenue à la suite d’une violation de normes ou de droits ; la seconde vise à répartir équitablement les ressources symboliques et matérielles entre les membres de la société. La compensation est directement au cœur de la première logique : si un agent a commis un tort à l’encontre d’un autre agent, il a pour obligation de réparer ce tort – de restituer le bien volé, de compenser le préjudice. La compensation a parfois été mobilisée dans la logique distributive pour justifier d’une redistribution préférentielle en faveur de certains membres désavantagés de la société lorsque ce désavantage n’est pas de leur responsabilité : la distribution juste doit alors compenser le désavantage.
Le problème qui se pose pour penser les réparations au titre de l’esclavage colonial dans la première approche, correctrice, est qu’elle est tributaire d’une logique causale et individualiste : elle exige de démontrer quels agents individuels ont commis le tort dans le passé et comment ce tort cause un préjudice aujourd’hui à certaines personnes ; enfin d’établir qui est le responsable de la réparation aujourd’hui en établissant une liaison continue entre les agents du passé et ceux du présent. Or la traite et l’esclavage colonial sont des injustices structurelles, et non pas interactionnelles : la structure inégalitaire et oppressive qu’elles ont mise en place s’est maintenue dans le présent. La continuité ne s’établit pas entre des agents mais entre des normes et pratiques qui structurent dans la durée notre monde socio-politique. Mais réparer cette structure n’exige pas de désigner des criminels et descendants de criminels individuels ou des bénéficiaires du crime, qui seraient les responsables exclusifs de la réparation, tous les autres, «innocents», en étant exemptés.
Le problème qui se pose dans la seconde logique, distributive, est qu’elle exige de démontrer que les désavantages qui atteignent certains membres de la société ne sont pas de leur responsabilité et sont exclusivement liés à des déterminations socio-historiques sur lesquelles ils n’ont aucune prise. Or on sait bien que la distinction nette entre responsabilité individuelle et détermination sociale est extrêmement compliquée à établir, plus encore quand les facteurs de détermination remontent à plusieurs générations du passé. En outre, elle considère que les plus désavantagés, une fois qu’ils sont identifiés, doivent être compensés sans que ce désavantage soit nécessairement lié à une injustice passée – peu importe l’origine du désavantage dans la logique distributive : l’identification des individus ou groupes à réparer est inadaptée aux injustices historiques qui exigent de saisir la généalogie du désavantage pour que la réparation soit appropriée.
Enfin, il faut prendre garde de ne pas penser la compensation sur le modèle de l’indemnité financière, comme si l’argent était un « équivalent universel » et le préjudice parfaitement et exclusivement indemnisé par l’octroi de richesse matérielle supplémentaire – ce qui est souvent le cas dans les deux logiques présentées ci-dessus. La déshumanisation, le déracinement, la violence, la marginalisation culturelle qui ont accompagné la traite et l’esclavage colonial sont des injustices à réparer dont les mécanismes de réparation passent par d’autres biais que ceux de l’identification de bénéfices et de coûts financiers.
Si réparer n’est pas compenser, ni corriger, qu’est-ce que cela signifie?
Réparer ne signifie pas compenser financièrement, ni surtout restaurer à l’identique ou effacer une dette. La traite et l’esclavage colonial sont irréparables si l’on entend par réparation l’ambition illusoire de faire comme si l’on pouvait remonter le temps et « défaire l’avoir fait » (Jankélévitch). Il nous faut accepter l’idée que des personnes déportées et mises en esclavage ont été victimes d’injustices, qu’elles sont mortes et que pour elles, nulle réparation n’est possible. Il nous faut aussi accepter que nos sociétés postcoloniales sont fondées sur des injustices massives et qu’elles ne sont pas nées, comme par une tabula rasa, du consentement présumé de tous leurs membres : nous héritons de structures institutionnelles et normatives constituées par l’injustice. Cela ne signifie pas toutefois que nulle réparation n’est possible. Il demeure en notre pouvoir de réparer si cela signifie reconnaître (au double sens d’attester la réalité de l’injustice du passé et d’accorder à tous les membres actuels du corps politique un respect égal) et reconstruire (les structures actuelles pour les rendre plus inclusives et les relations sociales comme relations réconciliées). Cela ne revient pas à opposer une réparation symbolique à une réparation matérielle : les transformations structurelles et relationnelles exigées sont très profondément matérielles. Elles sont politiques.
Faire ce travail de réparation permettrait-il alors une reconstitution politique, à même de transformer l’expérience commune de la société ?
Ce qui exige d’être réparé, ce ne sont pas les crimes du passé, irréparables, mais les structures persistantes (catégories et logiques juridiques administratives, inégalités d’accès aux ressources et aux biens publics, marginalisation de la culture) qui continuent d’organiser notre société, nos pratiques, nos normes, sur une base qui, loin d’être aveugle aux différences réelles, a hérité et maintient les mécanismes racialistes qui ont été au cœur du système esclavagiste. L’abolition a mis fin à un système juridique, l’esclavage, mais elle n’a pas redistribué le pouvoir ni supprimé l’exploitation, ni été accompagnée des mesures sociales et politiques qui auraient été nécessaires pour fournir aux émancipés et à leurs descendants les conditions concrètes d’une citoyenneté pleine et entière ou d’un statut égal de personne morale et politique.
Cela permet de comprendre en quel sens nous sommes aujourd’hui responsables de la réparation au titre de la traite et l’esclavage colonial : nous sommes responsables de la transformation de nos structures sociales et de nos représentations injustes héritées de notre passé esclavagiste. Nous sommes responsables du récit que nous faisons de notre passé et du monde que nous souhaitons pour demain. Cette responsabilité est partagée par tous les membres du corps politique, à des degrés variés selon nos privilèges, nos capacités d’organisation collective et nos intérêts : elle nous concerne tous parce que nous sommes tous affectés par le maintien de structures qui ne correspondent pas aux représentations que nous nous faisons d’une société égale et inclusive. Nous sommes responsables de travailler à créer une communauté dans laquelle les individus se situent les uns vis-à-vis des autres dans des relations d’égalité.
Les réparations au titre de la traite et de l’esclavage colonial en France ne relèvent pas du devoir de mémoire ou de commémoration, ni de l’indemnisation financière individuelle : elles portent sur la constitution d’un savoir historique informé et partagé ; sur l’exigence d’une politique systématique de déracialisation des relations sociales ; sur le choix préférentiel de politiques d’intégration réelles à l’égard de populations systématiquement et structurellement marginalisées.
Pour en parler, Chronik et Vrin organisent un débat Le 22 janvier 2020 à 18h30, à la Libraire Vrin, 6, place de la Sorbonne, 75005 Paris, avec :
- Magali Bessone, philosophe, auteure de Sans distinction de race (Vrin, 2013) et Faire justice de l’irréparable. Esclavage colonial et responsabilités contemporaines (Vrin, 2019) ;
- Nacira Guénif-Souilamas, anthropologue et sociologue, auteure de La République mise à nu par son immigration (La Fabrique, 2006).« Place aux idées » #5, Le retour de la race ?
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