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Féminisme, Orient et Occident

Philosophe, spécialiste du féminisme, Soumaya Mestiri est l’auteure de « Décoloniser le féminisme : une approche transculturelle » (éd. Vrin). Un essai dans lequel le féminisme se conjugue au pluriel, y compris dans le monde arabo-musulman. Soumaya Mestiri soumet les catégories classiques des divers courants féministes (du Nord et du Sud), qui procèdent de l’opposition matricielle « universalisme/différencialisme », à une analyse critique. La professeure de philosophie de l’université de Tunis trace ainsi le chemin d’un « féminisme de la frontière », « transversal », qui ne renie pas l’idée d’un « féminisme commun », mais qui ne saurait se réduire à un féminisme occidental dont la prétention à l’universalité et à l’hégémonie est plus questionnée que jamais.

 

– Entretien réalisé par Margot Holvoet

 

  • L’on voit apparaître depuis quelques années des critiques du féminisme occidental et des « concurrents » à celui-ci. De quelles évolutions cela résulte-t-il ?

Ce tournant critique, si l’on peut dire, n’est pas tout à fait récent si l’on part du principe que les critiques du féminisme dit occidental ont d’abord été portées par des féministes occidentales. Il correspond peu ou prou à ce que l’on appelle la deuxième vague féministe qui, aux États-Unis par exemple, commence au début des années 1970 avec le Manifeste de Combahee River. Cette deuxième vague est une vague identitaire et culturaliste, au sens objectif du terme, en ce qu’elle n’est plus simplement intéressée par une égalité arithmétique entre Homme et Femme – qui se traduit par exemple par des revendications pour l’égalité civile ou pour la dénonciation de l’androcentrisme du capitalisme d’État – mais par la subversion de ce type de monolithes conceptuels qui régissaient jusqu’alors les luttes politiques et sociales. Il n’y a pas une Femme unique, sorte de modèle qui générerait des clones ad libitum, mais des femmes, avec un vécu à chaque fois différent, des revendications multiples et parfois opposées. Il ne s’agit plus, en quelque sorte, de rechercher la justice mais l’équité entendue sur le mode de la reconnaissance. À ce titre, l’apport de la juriste africaine-américaine Kimberlé Crenshaw a été fondamental. En pensant la domination comme un jeu dynamique d’intersections au carrefour de catégories sexuelles, ethniques, socio-économiques, etc., plutôt que comme un état immuable et universel qui serait le lot commun de toutes les femmes opprimées, Crenshaw a indéniablement posé les jalons du féminisme différentialiste.

Progressivement, plusieurs types de féminisme en sont venus à se réclamer de cette veine différentialiste. Elle-même s’est divisée en familles comme le féminisme postcolonial, le féminisme décolonial, le féminisme maternaliste, l’écoféminisme, etc., avec un certain nombre de sous-familles qui peuvent ou non venir se subsumer à l’une ou l’autre des familles-mères, avec plus ou moins de facilité. Ainsi par exemple, le féminisme chicanos est un féminisme clairement décolonial tandis que le féminisme communautaire qui existe dans certains pays d’Amérique Latine à forte population indienne peut être considéré soit comme un avatar de l’écoféminisme soit comme un féminisme décolonial. Le féminisme musulman, par ailleurs, peut être conçu soit comme une dérivation possible du féminisme postcolonial, soit comme une manifestation du féminisme décolonial. Quoi qu’il en soit, tous ces féminismes posent le caractère irréductible d’un certain nombre de loyautés et d’attachements à chaque fois particuliers qu’il ne saurait être question de sacrifier au nom de valeurs dites « républicaines ».

 

  • Qu’est-ce que cela nous apprend sur le féminisme occidental ?

Cette évolution nous montre que le féminisme occidental a vécu, au sens objectif du terme. Il est aujourd’hui obsolète, au regard des revendications portées par les femmes dans leur multiplicité et leur diversité. La question est à présent de savoir comment reconnaître la différence et non plus de la gommer en adoptant la plupart du temps une position condescendante à l’égard de celles qui doivent être sauvées de leur propre conception du bien. Le commun devra désormais être pensé autrement que comme un universel hégémonique et nivelant.

 

  • Quels sont les différents féminismes du monde arabe ? À quel(s) écueil(s) sont confrontés ces féminismes ?

Il y a d’abord un féminisme d’État, élitiste, blanc-bourgeois, laïc. C’est en quelque sorte le féminisme dont ont hérité les pays colonisés par les Empires européens et que les élites postnationales ont repris à leur compte. Le cas de la Tunisie, dès 1956, est à cet égard emblématique. Vitrine des États coloniaux tout juste indépendants, le « féminisme MLF » qui y sévit a longtemps constitué un prétexte à usage du monde occidental en général et de l’ancienne puissance coloniale en particulier et dont la teneur serait en substance la suivante : nous veillerons à être les pionniers dans le monde arabe (et même parfois en avance sur l’Occident, la Tunisie ayant par exemple légalisé le droit à l’avortement dès 1973) de la défense des droits de la femme (et donc un rempart certain dans la lutte contre l’islamisme) mais en contrepartie, vous fermerez les yeux sur les dérives autoritaires des régimes au pouvoir.

Ce féminisme d’État a toujours côtoyé des féminismes « parallèles », souvent issus d’une gauche fortement politisée. Mais le caractère universaliste et maternant a toujours été malheureusement le point commun de l’ensemble de ces féminismes, habités par la propension, pour parodier Spivak, à « sauver la femme basanée de l’homme basané » et à perpétuer ainsi le combat de la première vague féministe (ou du premier mouvement de la deuxième vague selon le découpage de Nancy Fraser).

Il faudra attendre 2011 et le Printemps arabe pour qu’émergent des féminismes réellement alternatifs au sens d’anti-institutionnels, principalement au niveau associatif. Les mouvements LGBTQ sont ainsi particulièrement actifs en Tunisie mais aussi au Liban, en Égypte et au Maroc (malgré la désinformation dont souffrent les deux derniers) avec une bonne visibilité locale. Un certain féminisme décolonial tente également d’émerger, mais avec moins de visibilité, en raison du malentendu quasi-universel qui existe autour de la pensée décoloniale, immanquablement assimilée à un communautarisme, pour ne pas dire un islamisme qui ne dit pas son nom.

 

  • Comment peut se penser un féminisme « du » ou « depuis » le monde arabe (ou tout cela au pluriel ?) en évitant aussi bien l’essentialisme que l’universalisme ?

Il me semble que seul un féminisme décolonial, compris comme famille, au sens où nous l’entendions plus haut, serait à même de relever ce défi. Un féminisme qui pourrait nous réunir toutes, en dépit de nos divergences, de nos différences, de nos particularismes, parfois (souvent) incommensurables et irréductibles. Or pour comprendre et déterminer ce qui est susceptible de nous fédérer, il est fondamental de savoir comment nous positionner les unes par rapport aux autres pour ne pas reconduire l’hégémonie, la verticalité, le maternalisme – autant de dangers qui guettent l’ensemble de celles et ceux qui ont pour objectif de penser ensemble.

Il me paraît que c’est en récusant l’idée d’un projet féministe que nous serons à même d’éviter aussi bien l’essentialisme que l’universalisme. On voit bien ici la question que l’on ne manquera pas de nous poser : ne serait-ce pas là une manière de renouer avec une forme d’individualisme dommageable qui ferait que nous errions sans jamais pouvoir nous rencontrer ? Tout au contraire. Car cette approche, qui privilégie donc le parallélisme plutôt que le recoupement, la réciprocité asymétrique plutôt que la superposition, la solidarité plutôt que la sororité, présente l’indéniable intérêt de pouvoir être élargie sans autre forme de procès. Autant il peut paraître malaisé, en effet, de penser un projet féminisme substantiel commun sur un plan global en raison d’une diversité par définition plus importante et donc de points de vue plus difficilement conciliables, autant partir du parallélisme des trajectoires (et donc ne pas rechercher, comme dans un diagramme de Venn, le lieu de notre rencontre) permet de penser un projet plus inclusif, plus ouvert, plus fédérateur.

En pensant l’ancrage – ce qui compte pour nous et qu’on ne saurait sacrifier – comme condition de l’ouverture et non comme un obstacle à celle-ci, en pensant le parallélisme des trajectoires comme respect du récit de l’Autre et non comme appel au repli sur soi, il devient possible d’entrevoir les prémisses de la résolution de l’aporie initiale. En reconnaissant que ce que nous avons en commun, c’est un ennemi liberticide qui, à chaque fois, prend une forme différente suivant le lieu où il sévit, en faisant ce diagnostic a minima et en étant ainsi mieux à même de prendre en charge les histoires à chaque fois particulières des autres en gérance, c’est-à-dire comme quelque chose qui ne nous appartient pas mais dont on doit prendre soin, l’on institue une tradition d’horizontalité propice à un dialogue digne de ce nom. Un dialogue où les trajectoires de vies seraient prises exactement pour ce qu’elles sont et non pas comme un matériau dont l’unique intérêt serait de nous dire quelque chose de nous-mêmes. Cheminer ensemble est possible, pour peu que l’on ne cherche ni à marcher dans les pas des autres, ni à régler son pas sur elles. « Ensemble, c’est tout », plus que jamais.

 

  • MH .Qu’est-ce que le « féminisme de la frontière » ? En quoi relève-t-il du care ?

Un féminisme de la frontière, du moins tel que je le conçois, est un féminisme qui pense la frontière comme un lieu de résidence et non de passage. Or vivre au sein de la frontière, c’est accepter ce que nous sommes et ce que les autres sont sans chercher à réduire l’identité des uns et des autres, notamment en termes d’assignation. C’est accepter l’ancrage et l’ouverture, l’enracinement et la tension, c’est penser l’identité sur le modèle du monte-charge, faisant affleurer telle part de nous-mêmes à tel moment et telle autre à un autre. C’est concevoir, précisément, l’affleurement comme modalité essentielle de la manifestation identitaire, ce qui permet de penser en termes de coexistence et de non de cohérence. Être de la frontière, c’est refuser la binarité qui conduit à l’intolérance (lorsqu’on parle par exemple de schizophrénie identitaire).

Le care est un élément central du féminisme de la frontière pour les raisons évoquées dans la réponse précédente. Prendre soin les unes des autres est avant tout une marque de respect, élément fondamental de tout féminisme digne de ce nom. Prendre en charge c’est-à-dire en gérance les vécus, les récits des autres pour ce qu’ils sont, tel est le care qui informe le féminisme décolonial.

 

Chronik & Vrin organisent une Rencontre autour de Soumaya Mestiri,

RDV lundi 18 novembre, 18h30, Librairie Vrin, 6 Place de la Sorbonne

Nabli Béligh

Nabli Béligh

est universitaire et essayiste. Après des études en droit à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et à l’Institut Universitaire Européen (Florence), il a enseigné (de 2009 à 2017) les « Questions européennes » et les « Questions internationales » à Sciences Po Paris. Ses travaux et réflexions portent essentiellement sur des problématiques juridiques, politiques et institutionnelles françaises, européennes et méditerranéennes.
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est universitaire et essayiste. Après des études en droit à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et à l’Institut Universitaire Européen (Florence), il a enseigné (de 2009 à 2017) les « Questions européennes » et les « Questions internationales » à Sciences Po Paris. Ses travaux et réflexions portent essentiellement sur des problématiques juridiques, politiques et institutionnelles françaises, européennes et méditerranéennes.

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