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Intersectionnalisme et anticapitalisme : deux luttes inconciliables ?

  • Par Louis Élisée*, politiste

Un programme de gauche peut-il être intersectionnel ? Et si oui, dans quelles conditions ? Mon propos est de poser la centralité de l’anticapitalisme, dans le programme de la gauche, ainsi que de sa conséquence politique : le communisme. Le féminisme et l’antiracisme n’ont de légitimité, dans ce cadre précis, qu’en tant que variations, terminaisons tactiques ou localisées de l’anticapitalisme. De même qu’à l’inverse, le sexisme et le racisme, en tant que répertoires de croyances et de pratiques systémiques – c’est-à-dire au-delà des simples phénomènes individuels – , sont des déclinaisons secondes du capitalisme.

J’entends ce que peut avoir de choquant ce type d’affirmation. Mais mon propos n’a rien de moral : le féminisme et l’antiracisme sont des luttes dont la légitimité est indéniable et la conduite nécessaire. En revanche, je leur réfute la place centrale qu’elles pourraient occuper dans un programme de gauche, au même titre que l’anticapitalisme et au communisme – a fortiori si elles s’y substituent.

Pourquoi ? En premier lieu parce qu’il est établi que ces formes de domination que sont le sexisme, le patriarcat, le racisme et la xénophobie sont essentiellement réductibles, en dernière analyse, à la question sociale. Pour le dire autrement, les femmes et les racisés sont dominés au plan systémique en tant que leurs revendications égalitaires sont animées d’un agir anticapitaliste – du moins est-ce ainsi que les capitalistes les perçoivent et, ce me semble, avec raison. Car, en effet, et toutes choses égales par ailleurs, l’accession à l’égalité femmes-hommes et racisés-Blancs entamerait la puissance du capital, en rognant sur ce qui fonde son pouvoir, à savoir, la subordination du travailleur, en particulier à travers le mécanisme de la survaleur. D’où la perpétuation des écarts de salaires entre hommes et femmes pendant que les discours promouvant « l’inclusion » font florès.

Néanmoins, l’avènement de ces égalités n’est pas un facteur de renversement du capitalisme. Il peut l’affaiblir (encore faudrait-il analyser dans quelles conditions) mais pas l’abattre. Car une ouvrière égale à un ouvrier ou un livreur racisé égal à un livreur blanc verront, certes, leurs conditions de vie relatives rehaussées, mais ils n’en demeureront pas moins fondamentalement en situation de domination. Le capitaliste aura alors fait quelques concessions, rien de plus : rien, en tout cas, qui puisse entamer profondément et durablement son pouvoir de domination.

À l’autre extrémité du corps social (côté dominants), le capitalisme aussi peut faire des concessions : en tendant vers la parité dans les conseils d’administration des grandes entreprises du CAC 40, au sein du gouvernement, voire en propulsant une femme à la tête de l’État. Pour autant, en quoi la situation des femmes de ménage serait-elle différente ? L’accession d’une femme de la grande bourgeoisie à la présidence de la République serait-elle synonyme d’une revalorisation générale des salaires des femmes et de l’imposition d’un ratio de 1 à 3 des rémunérations au sein d’une entreprise ? Non, évidemment, cela tombe sous le sens. Et le même raisonnement peut être tenu sans plus de difficultés dans le cas des racisés. La domination fondée sur le genre ou sur la race demeurera subordonnée à la domination économique de type capitaliste, c’est-à-dire à la classe des propriétaires des moyens de production dont l’accumulation et l’expansion continues des richesses sont intrinsèquement fondées sur l’exploitation des travailleurs, les distinctions de genre et de race n’étant fondées qu’en tant qu’elles assurent une plus-value supplémentaire de domination aux exploiteurs.

Pour donner un peu de chair au propos, regardons simplement la composition du gouvernement actuel : 22 femmes pour 20 hommes, ainsi que plusieurs ministres et secrétaires d’État racisés, homosexuels, de diverses confessions, etc. Pour autant, combien d’ouvriers et d’employés sont entrés au gouvernement depuis le début de ce quinquennat ? Quel est d’ailleurs le dernier ouvrier à être entré dans un gouvernement en France ? D’aucuns rappellent allègrement l’exemple illustre de Pierre Bérégovoy, mais ce dernier, devenu ministre en 1982, n’était plus ouvrier depuis la Seconde Guerre mondiale…

Pourquoi, dès lors, cette mise à l’écart tandis que les critères de genre, de race, d’orientation sexuelle et de confession, qui sont pourtant des éléments de discrimination ô combien notoires, ne sont-ils pas dirimants en l’espèce ? C’est qu’en tant que femmes, racisés, homosexuels, juifs ou musulmans, ces personnes ne représentent pas une menace pour l’ordre économique et politique fondé sur le capitalisme. Autrement dit, leur accorder l’égalité de statut n’empêche pas de faire tourner la boutique.

On doit se réjouir que des personnes issues de catégories sociales dominées échappent à cette domination. En revanche, il faut se poser la question de la validité politique d’une telle « émancipation » dès lors qu’elle aboutit à placer ces personnes en position d’être non seulement des agents de la domination capitaliste, mais encore en position de reproduire et de perpétuer les modes de domination dont elles se sont émancipées.

On le comprend très bien par le paradoxe suivant : par quelle réflexion schizophrénique les capitalistes et leurs sbires (notamment dans le champ médiatique) réussissent-ils à concilier la promotion de l’immigration et la violence contre les migrants et leurs descendants ? C’est que, de leur point de vue, l’immigration doit être encouragée en tant qu’elle exerce une pression à la baisse sur les salaires ; tandis que la moindre velléité émancipatrice des migrants est à combattre avec la plus extrême vigueur dès lors qu’elle s’assimile à revendiquer des droits sociaux et politiques, une hausse des salaires, des conditions de vie dignes… bref, tout ce qui contribue, de près ou de loin, à effriter les acquis des capitalistes ou ne serait-ce qu’à brider la puissance d’agir capitalistique dans sa quête insatiable d’accumulation de richesses.

En quoi tout cela doit-il inciter la gauche à se détourner de ces luttes sectorielles pour se recentrer sur cette lutte globale contre le capitalisme et pour son antithèse, le communisme ?

C’est avant tout une question tactique. En posant l’irréductibilité et l’égale valeur de chacune de ces luttes, on alimente la confusion créée par le capitalisme qui peut, sans que cela entame en rien son pouvoir, se vanter d’être un vecteur d’émancipation en montrant des femmes et des personnes racisées à la tête de grandes entreprises, quand bien même ces personnes deviendraient-elles des agents de la domination d’autres femmes et personnes racisées.

Car c’est bien là le fond de l’affaire : une femme de banlieue populaire, pauvre et racisée, partage-t-elle davantage la condition de Sarah El Haïry ou d’Elisabeth Moreno, que celle d’un ouvrier blanc ? Quand bien même tout sexisme et tout racisme disparaîtraient de la société, elle n’en demeurerait pas moins dans une situation de domination. Donnez-lui simplement un capital économique équivalent à celui de ces deux ministres, elle quittera sur-le-champ son statut de dominée. Certes, elle restera sans doute dans une position inférieure aux hommes blancs de statut équivalent ; mais est-ce encore l’affaire d’une gauche luttant contre la possibilité même d’accéder à de telles positions ?

Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas de sexisme et de racisme populaires, bien entendu. Mais une fois écartées les formes de domination raciste et sexiste dérivées de la domination capitaliste, c’est-à-dire découlant, et constituant une forme aggravante, du rapport de subordination capitaliste, comme, par exemple, les discriminations à l’emploi, que reste-t-il du sexisme et du racisme ? Des dominations dans un cadre familial et dans les interactions quotidiennes, depuis la femme qui se fait siffler dans la rue jusqu’au viol et au féminicide ; de l’injure au crime racistes. Or, dans ces cas-là, aussi massifs, violents, terribles et inadmissibles soient-ils, si lutte (féministe, antiraciste) il y a, contre qui est-elle dirigée ? Des hommes violents ou les hommes en général ? Les racistes ou les Blancs en général ? Pour aller droit au but : quel est le contenu politique de ces luttes (encore une fois, les luttes dirigées contre des formes de sexisme et de racisme déliées du rapport de force avec les capitalistes) ? Il n’y en a pas puisque, dans un cas, elles visent des individus ; de l’autre, des catégories identitaires (« les hommes », « les Blancs »). Ou alors, il y en a bien un, ou deux en l’occurrence : un contenu libéral et un contenu identitaire. Libéral si elles pointent du doigt des responsabilités individuelles et réclament des changements comportementaux à cette échelle. Identitaire (ou essentialiste) si elles identifient la cause de leur domination à la fixité d’un comportement mâle ou blanc, naturalisé, essentialisé, fondé sur un être mâle ou un être blanc ataviques. Mais , dans les deux cas, cela n’a plus rien à voir avec un combat de gauche.

Par conséquent, il n’est d’autre issue émancipatrice au féminisme et à l’antiracisme que dans la voie de l’anticapitalisme et, davantage même, dans la subordination tactique de ces luttes à la lutte anticapitaliste.

  • : pseudo d’un chercheur en sciences politiques.

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