- Par Romain Jehanin, Avocat au Barreau de Paris, spécialisé en droit du travail.
Depuis vingt ans, une petite musique se fait entendre du côté du patronat et des responsables politiques de droite : les Français travailleraient trop peu. En ligne de mire : les 35 heures, que le patronat et la droite n’ont jamais acceptées, tout comme ils s’opposaient aux congés payés en 1936, et à l’abaissement de la durée légale du travail à 40 heures puis à 39 heures.
A force de répétition, cette petite musique lancinante, jouée par plusieurs générations de dirigeants politiques et patronaux, s’installe dans le paysage médiatique, politique et idéologique, tant et si bien que ce qui n’est qu’une fake news passe maintenant auprès d’une bonne partie de nos concitoyens pour une vérité.
Prenant la suite d’une longue liste de responsables politiques ou patronaux, parmi lesquels Laurence Parisot, Nicolas Sarkozy, Pierre Gattaz, ou encore François Fillon, Emmanuel Macron, en fidèle porte-voix des croyances libérales et du patronat, a lui-même cru bon affirmer régulièrement depuis 2015 que les Français travailleraient « beaucoup moins » que leurs voisins.
C’est en réalité bien plus compliqué que cela. D’abord, il faut le rappeler :
les Français travaillent en moyenne plus que la durée hebdomadaire légale. Si la durée légale de travail est de 35 heures hebdomadaires en France, nombre d’études soulignent que la durée de moyenne de travail est sensiblement plus élevée en France.
Ainsi, les salariés français travaillaient en moyenne 36,3 heures par semaine en 2019 (37,4 heures pour l’ensemble des actifs), et 1554 heures par an selon des études de l’INSEE[1] et de la DARES[2] publiées en décembre 2020. Si l’on se concentre uniquement sur les salariés employés à temps complet, on arrive alors à des chiffres bien plus élevés : 39,1 heures par semaine en moyenne, et 1 680 heures de travail effectif par an. Bien au-delà donc des 35 heures.
Une autre étude de la DARES[3] nous apprend qu’au 4ème trimestre 2019, le nombre moyen d’heures supplémentaires par salarié à temps complet est de 10,9 heures, relativement stable par rapport au 4ème trimestre de 2018 (-0,7 %), mais aussi par rapport à 2012 (10,6 heures).
De même, il n’est pas si vrai de prétendre, comme l’a fait Emmanuel Macron lors de la conférence de presse du 25 avril 2019 venant conclure le Grand débat, avant de récidiver ce 12 octobre 2021 lors de la présentation de son plan « France 2030 », ou comme l’affirme le Medef depuis sa création, que nous travaillerions « beaucoup moins » que nos voisins européens.
Sur cette question, les statistiques de l’OCDE et les différentes études réalisées leur donnent en effet tort.
Ainsi, une étude publiée par le Ministère du Travail en juin 2018[4] comparant la « durée habituelle hebdomadaire de travail » entre huit pays européen (Allemagne, Danemark, France, Espagne, Italie, Pays-Bas, Suède et Royaume-Uni) a révélé que les salariés français arrivaient en troisième position, du côté des plus travailleurs, avec 36,3 heures de travail « habituel hebdomadaire » (c’est-à-dire lors d’une semaine normale sans événement particulier), derrière les salariés britanniques (36,8) et espagnols (36,4). Les salariés allemands par exemple passent « habituellement » 34,8 heures au travail et ceux des Pays-Bas ont les semaines les plus courtes avec 29,3 heures en moyenne.
Une rapide comparaison permet ainsi d’arriver au graphique suivant :
Ainsi, il est totalement faux de prétendre que nous travaillerions moins que nos voisins, les différentes études disponibles démontrant au contraire que nous avons une durée habituelle hebdomadaire de travail comparable à celle de nos voisins, si ce n’est légèrement supérieure.
Pour contrer cette réalité qu’ils n’ignorent pas, le patronat et les libéraux, Emmanuel Macron en tête, préfèrent se baser sur des moyennes européennes, prenant en compte les 28 (ou depuis le 1er janvier 2021 les 27) pays membres de l’Union européenne. Or, quel est l’intérêt de comparer notre système avec celui de la Bulgarie, de la Pologne ou de la Roumanie ? la question est d’autant plus légitime que les pays tels l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie, ou encore les Pays-Bas et le Danemark sont bien plus proches des nôtres, tant sur le plan du développement que du système choisi et mis en place. Il convient donc de comparer ce qui est comparable.
Au demeurant, la comparaison de notre durée habituelle hebdomadaire de travail avec celle pratiquée au sein des autres pays de l’Union européenne, malgré l’absence de pertinence d’une telle analyse en raison des législations très différentes coexistant dans les différents Etats de l’Union, révèle que la France est en réalité très proche de la moyenne européenne : alors que la durée habituelle hebdomadaire de travail est en effet de 36,4 heures dans l’Union européenne en 2016, elle est de 36,3 heures en France (au-dessus de la Suède, de l’Italie, de l’Allemagne, du Danemark ou encore des Pays-Bas).
Si on ne retient que les salariés à temps complet, la durée hebdomadaire moyenne monte à 40,3 heures dans l’UE. Cette durée est supérieure au Royaume-Uni (42,2 heures), en Allemagne et en Suède (respectivement 40,4 et 39,9). Elle est inférieure au Danemark (37,7) et en France (39,1). Or, si les détracteurs des 35 heures aiment à baser leurs comparaisons sur ces chiffres (qui ne prennent en compte que les salariés à temps complet), pour affirmer que les salariés français travailleraient trop peu, 1 heure de moins environ que la moyenne européenne, il faut rappeler que la semaine habituelle de travail de l’ensemble des salariés français – y compris ceux à temps partiel, ce qui rend la comparaison plus complète – est en revanche plus élevée (36,3 heures) que la moyenne européenne.
Un facteur y est pour beaucoup : les salariés français en temps partiel (environ 1 salarié sur 5) travaillent plus longtemps que chez nos voisins européens. Un temps partiel en France représente en moyenne 23,7 heures par semaine tandis qu’il se limite à 19,9 heures par semaine en Allemagne ou 18 heures en Espagne.
Surtout, le nombre et le pourcentage de salariés à temps partiel est bien plus élevé dans certains pays qu’en France (il est à titre d’exemple d’environ 50% aux Pays-Bas, contre environ 20% en France).
Il convient donc de se méfier des vieilles antiennes libérales répétées à longueur de temps par ceux qui voudraient nous faire travailler plus (augmentation de la durée légale de travail) et plus longtemps (suppression de jours de congés, allongement de l’âge de départ à la retraite et de la durée de cotisation requise pour bénéficier d’une retraite à taux plein), et n’hésitent pas à prendre quelques libertés avec les chiffres à cette fin.
Ce d’autant plus que la durée légale du travail n’est en réalité qu’un élément parmi d’autres entrant dans le calcul du temps hebdomadaire effectivement passé au travail. Il convient en effet de prendre en considération, pour être complet, le nombre de jours fériés (plus élevé en France en comparaison à la moyenne européenne, mais pas forcément à l’Allemagne), l’âge légal et moyen de départ en retraite (moins élevé en France pour l’instant), mais aussi le nombre de congés payés légaux (égal à 25 jours en France, contre 24 en Allemagne, 30 au Danemark, ou 22 en Espagne), le nombre de congés payés moyen (de nombreuses conventions collectives prévoyant des congés payés plus longs que la Loi dans les pays précités), ou même plus basiquement la structure de la population en emploi (travail des femmes, plus fréquent en France que dans certains autres pays européens, aujourd’hui encore, possibilité de travailler en parallèle des études, cumul emploi-retraite, part des salariés à temps partiel…).
Pour ne retenir que cet exemple, si on ajoute le nombre de jours fériés au nombre de jours de congés payés légaux, les Français se retrouvent totalement dans la moyenne des huit pays voisins précédemment évoqués (sans compter les jours fériés supplémentaires prévus dans certains Länder – Source : europa.eu).
Un exemple de plus qu’il convient décidément de se garder des idées préconçues et des items jetés dans le débat public comme autant de barricades face aux idées progressistes promouvant un autre équilibre dans le rapport temps de travail / temps libre, aux seules fins de nous faire accepter de travailler toujours plus (sans forcément gagner plus d’ailleurs).
Cette idée reçue étant déconstruite, la censure idéologique et culturelle dressée par vingt années de répétition s’estompe ; il devient dès lors plus aisé politiquement, et moins insensé idéologiquement de réfléchir à une diminution du temps de travail.
[1] https://www.insee.fr/fr/statistiques/4797600?sommaire=4928952
[2] https://dares.travail-emploi.gouv.fr/donnees/la-duree-individuelle-du-travail
[3] https://dares.travail-emploi.gouv.fr/donnees/les-heures-supplementaires
[4] https://dares.travail-emploi.gouv.fr/donnees
Les derniers articles par chronik (tout voir)
- « Les Débats Chronik » - 3 septembre 2022
- Les Français, le travail et la productivité : déconstruire un discours - 14 octobre 2021
- « Opium Philosophie » : une philosophie de l’engagement ! - 7 juillet 2019