Avec les essais nucléaires et les tirs de missiles nord-coréens, ainsi que les menées chinoises au large des îles Senkaku/Diaoyu, le Japon semble décidé à franchir la dernière ligne rouge qui le sépare d’une normalisation totalement assumée en matière stratégique.
En un temps très court, Tokyo a pris la décision de budgéter l’acquisition de missiles de croisière, afin de pouvoir frapper en profondeur le territoire nord-coréen, et fait sciemment filtrer sa volonté d’acquérir des avions de combat pour les embarquer sur ses « porte-hélicoptères », les transformant ainsi en porte-aéronefs. Le Japon atteindrait ainsi un niveau de puissance militaire sans précédent depuis sa défaite de 1945.
On glose encore sur la supposée constitution pacifique japonaise. De nombreux observateurs tentent de se rassurer en pointant le tout aussi supposé pacifisme dont les Japonais ou, du moins, son opinion publique feraient preuve. La réalité est tout autre. Depuis quelques années, les Japonais sont de plus en plus inquiets de la dégradation de l’environnement stratégique. Par ailleurs, décennie après décennie, les pudiquement nommées « forces d’autodéfense » (FAD) sont montées en puissance, profitant tant de la croissance économique d’un pays un temps en reconstruction (années 1950-60) puis à la conquête du monde (années 1970-80) que d’une avance technologique incontestée. La stagnation de l’économie japonaise depuis le début des années 1990 n’a pas freiné cette dynamique.
UNE PUISSANCE MILITAIRE LONGTEMPS MÉCONNUE…
Jusqu’à l’explosion de la bulle immobilière au début des années 1990, le budget de la défense, contenu à 1 % du PIB, a permis de consacrer toujours plus de ressources aux forces armées grâce à une croissance soutenue. Ce discret mais délibéré accroissement des moyens était porté par le tout puissant parti libéral-démocrate dont l’aile droite, animée par les ultra-nationalistes, accessoirement révisionnistes et nostalgiques du Daï Nihon et de la sphère de co-prospérité asiatique – le projet panasiatique porté par le Japon au moment de la guerre du Pacifique.
Matériellement, ces ressources ont permis d’entretenir un savoir-faire technologique et un appareil industriel en capacité de produire des systèmes d’armes parmi les plus sophistiqués du monde (que ce soit dans les domaines terrestre, maritime ou aérien) et de participer aujourd’hui à des projets plus structurants, tel le bouclier anti-missiles conçu et mis en place par les États-Unis.
Sur le papier mais sur celui-ci seulement, les FAD possédaient déjà dans les années 1990 une capacité conventionnelle équivalente, voire supérieure à celles de la France ou du Royaume-Uni. Reste qu’une puissance militaire ne se mesure pas seulement à son ordre de bataille, mais également à son savoir-faire opérationnel et à ses facultés en matière de projection de forces et de puissance. Or, jusqu’à une période récente, l’expérience opérationnelle des FAD est restée limitée à la participation à des opérations sous l’égide de l’ONU (Irak, Afghanistan, Soudan…) et confinée à des missions logistiques, puisque constitutionnellement ces forces ne peuvent être déployées en zone de combat, comme en témoignent les raisons qui ont conduit à la démission de la ministre de la Défense, Tomimi Inada, en juillet dernier.
La puissance japonaise était donc jusque-là unilatéralement contenue. Cette restriction assumée reposait sur un pacifisme prenant appui sur l’article 9 de la constitution qui dispose l’impossibilité d’entrer en belligérance, duquel découlent trois principes : la non-détention d’armes offensives et l’impossibilité d’intégrer une alliance militaire collective ; la non-exportation d’armements ; le renoncement au nucléaire militaire. Après plusieurs décennies d’intense lobbying de la part des ultra-nationalistes, ces différents verrous qui sanctuarisaient le pacifisme constitutionnel japonais ont été atténués, quand ils n’ont pas été levés.
… ET BIENTÔT TOTALEMENT ASSUMÉE
Le travail de sape effectué par plusieurs premiers ministres japonais, depuis Yasuhiro Nakasone (1982-1987) jusqu’à l’actuel chef du gouvernement, Shinzo Abe, en passant par le vibrionnant Jun’ichiro Koizumi (2001-2006), dont les discours et les visites au sanctuaire Yakusuni (où reposeraient les âmes des militaires tombés au champ d’honneur, y compris les 14 criminels condamnés par le tribunal de Tokyo), indiquaient au monde qu’une petite partie de l’élite japonaise recherchait activement le retour à une forme de normalité.
De fait, ces dernières années ont vu l’adoption de plusieurs textes législatifs visant à un aménagement du pacifisme constitutionnel. En 2003 déjà, à l’occasion de la guerre en Irak, une loi était votée afin permettre aux FAD de participer aux opérations sous l’égide de l’ONU du moment qu’elles ne se déroulaient pas en zone de guerre. En 2015, un autre texte autorisait le Japon à l’ « auto-défense collective » ; en termes clairs, pouvoir participer à une alliance collective de type OTAN. La dernière loi en date, adoptée par la Diète en 2016, confère plus de latitude aux forces japonaises évoluant à l’étranger, notamment en matière d’ouverture du feu, ce qui, de fait, par extension, les autorisent à participer à des missions de guerre…
S’il souhaite assumer un statut de puissance globale, le Japon ne pourra faire l’économie du traitement des problématiques mémorielles liées à son passé impérialiste.
Par ailleurs, depuis le début des années 2000 et afin de contrer l’influence chinoise, Tokyo tente de compléter son alliance avec Washington en tissant un dense réseau de partenariats stratégiques avec les pays d’Asie des Sud-Est et au-delà. Le Japon est ainsi devenu leader en matière de lutte contre la piraterie (dans le détroit de Malacca puis le Golfe d’Aden), et fournit non seulement une expertise technique mais également du matériel (ventes de navires aux Philippines et au Vietnam). Cette coopération va jusqu’à l’organisation de manœuvres communes, avec l’Inde notamment, les bâtiments de la marine japonaise disposant désormais d’un droit de stationnement à Singapour et les FAD, d’une base à Djibouti. Ces opérations permettent aux forces armées japonaises d’acquérir progressivement une expérience opérationnelle dont elles étaient jusque-là dépourvues.
Un autre principe-clé du pacifisme constitutionnel désormais caduc concerne les exportations d’armements, puisque le Japon répond aujourd’hui aux appels d’offre, comme celui, remporté finalement par DCNS, visant la vente de 12 sous-marins conventionnels à Cambera, ou encore la fourniture d’hydravions militaires à l’Inde… et ce n’est qu’un début.
Les signaux envoyés en décembre par le gouvernement de Shinzo Abe, consécutifs aux essais nucléaires et balistiques nord-coréens, démontrent une volonté de lever l’ultime verrou qui est la non-détention d’armes offensives. Ainsi, le gouvernement a fait part de sa volonté d’acquérir une panoplie de missiles de croisière permettant d’envisager des attaques en profondeur. Dans le même sens, le ministère de la Défense étudierait la possibilité d’acquérir des aéronefs de combats (F35B) afin d’équiper les quatre porte-hélicoptères qui seraient transformés à moindres frais en porte-aéronefs. Ces initiatives, qui pourraient se concrétiser rapidement, signeraient un retour du Japon comme puissance militaire effective.
À l’aune de ces éléments, le Japon semble restaurer progressivement sa puissance militaire et entend endosser un rôle stratégique à sa mesure. Reste que s’il souhaite assumer un statut de puissance globale, il ne pourra faire l’économie du traitement des problématiques mémorielles liées à son passé impérialiste, survivances paradoxales au regard du pacifisme dont se prévaut la vision japonaise du monde.
© Photo : Wikimedia Commons
William Leday
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