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Macron en Tunisie, un rendez-vous avec l’Histoire?

Si, depuis son entrée en fonction, le président Macron a déjà rencontré son homologue tunisien, Béji Caïd Essebsi – à l’Élysée le 11 janvier dernier et lors du Sommet du G7 à Taormine, en Italie, en juin 2017 -, la visite d’État entamée ce mercredi revêt une dimension plus solennelle. L’économie, la coopération universitaire, la culture, la sécurité et la question migratoire sont à l’agenda sur fond de tension sociale dans le pays hôte. Surtout, une telle visite devrait accoucher de la mise en place d’un partenariat stratégique d’exception longtemps promis, mais jamais réalisé depuis la révolution de 2011.

Emmanuel Macron et Béji Caïd Essebsi ne se quittent plus. L’écart d’âge entre les deux chefs d’État ne semble pas faire obstacle au processus de rapprochement de la France et de la Tunisie enclenché sous la présidence de François Hollande.  Ce dernier avait inauguré le discours de soutien à l’exception démocratique que représente la Tunisie dans le monde arabe.

Un discours de bon aloi, qui n’est pas sans rappeler les limites du slogan d’antan sur le « miracle économique » tunisien, qui faisait florès – du temps de Ben Ali –  dans les chancelleries occidentales et autres institutions financières internationales. Aujourd’hui, la transition démocratique est mise en péril par l’échec de la transition économique et sociale. Une situation complexe qui mérite de mettre la visite du président Macron en perspective.

MISE EN PERSPECTIVE HISTORIQUE DES RELATIONS ENTRE LA FRANCE ET LA TUNISIE

Si les relations entre la France et la Tunisie plongent leurs racines dans l’histoire de la colonisation née au XIXe siècle, elles se posent aujourd’hui en des termes rénovés.

Située à la pointe nord de l’Afrique, bordée par l’Algérie à l’ouest et la Libye à l’est, la centralité géographique de la Tunisie n’a pas échappé à la France. L’incursion des montagnards Kroumirs en territoire algérien en mars 1881 sert de prétexte à Jules Ferry pour envahir la Tunisie (déjà au bord de la banqueroute). Le Bey de Tunis est contraint de signer le traité de Bardo (12 mai 1881) qui place le pays sous protectorat français. Après une révolte des tribus dans le centre et le sud de la Régence (1881-1882), le Résident général, Paul Cambon, impose au nouveau Bey Ali Ibn Husayn la convention de La Marsa (8 juin 1883), qui renforce un régime du protectorat qui se traduira in fine par une colonisation de fait.

En réaction, le mouvement nationaliste tunisien se structure au début du XXe siècle, notamment autour de la figure de Habib Bourguiba. Il faudra attendre le discours de Carthage prononcé par Pierre Mendès-France, alors Président du Conseil, qui ouvre la voie à la reconnaissance, le 31 juillet 1954, de l’autonomie interne de la Tunisie. Le 20 mars 1956, des négociations aboutissent à un nouveau protocole franco-tunisien qui déclare le traité de Bardo caduc et reconnaît ainsi l’indépendance du pays. Toutefois, le chapitre colonial ne sera définitivement clôt qu’après la crise militaro-diplomatique qui s’est nouée autour de la base navale de Bizerte (été 1961), et qui a causé près de 4 000 morts côté tunisien et une vingtaine pour l’armée française.

Malgré cet ultime épisode sanglant, l’indépendance n’est pas synonyme de rupture, loin s’en faut. Sorte de « despote éclairé », attaché à la culture française, le président Bourguiba entretiendra une relation ambivalente avec la France. Quant à l’ancienne puissance coloniale, sensible à la modernité arabe incarnée par Bourguiba, ses priorités stratégiques resteront néanmoins focalisées sur ses relations avec l’Algérie et le Maroc. Du reste, Paris n’a pas joué de rôle clef lors du « coup d’État médical » fomenté par le Premier ministre Ben Ali pour déposer Bourguiba, le 7 novembre 1987.

Français et Européens devraient transformer leurs hantises sécuritaires et migratoires en authentique projet d’intégration au sein d’un espace méditerranéen dont les peuples sont, plus qu’ailleurs, liés par une communauté de destin.

L’ouverture politique et économique prônée au départ par le nouveau régime a facilité le soutien officiel de la France. Mieux, sa dérive dictatoriale – caractérisée par une double captation du pouvoir politique et économique par le couple présidentiel et son entourage – n’a suscité nulle réaction critique de la part de la France, dont le soutien inconditionnel (ou presque) était justifié officiellement par deux idées-fictions : soutenir le « miracle économique tunisien » et faire barrage à la contagion islamiste.

Une ligne suivie sans discontinuité par les présidents français successifs. En décembre 2003, lors d’un voyage officiel à Tunis, le président Chirac ira jusqu’à déclarer que : « Le premier des droits de l’homme, c’est manger, être soigné, recevoir une éducation et avoir un habitat. De ce point de vue, il faut bien reconnaître que la Tunisie est très en avance sur beaucoup de pays. »

Un discours et un raisonnement qui éclairent le silence et l’attentisme du président Sarkozy – conjugués au profond malaise suscité par les déclarations de la ministre des Affaires étrangères, Michèle Alliot-Marie – aux premiers jours du soulèvement populaire (décembre 2010) qui devait aboutir à la chute/fuite du président Ben Ali (14 janvier 2011).

Après avoir raté le train de la révolution tunisienne, la France tente de s’affirmer comme le partenaire privilégié durant le processus de transition démocratique. Une volonté attestée par la multiplication des visites officielles bilatérales aux niveaux présidentiel et ministériel. Au-delà des signes diplomatiques et symboliques (telle la présence et l’intervention du président Hollande lors de la cérémonie officielle d’adoption de la nouvelle Constitution, le 5 février 2014, puis sa présence au Mussée de Bardo (le 26 mars 2015) suite à l’attaque terroriste qui a ciblé des touristes en visite), les deux pays vivent désormais une nouvelle page de leurs relations.

DES COOPÉRATIONS ET ÉCHANGES PRIVILÉGIÉS MAIS DÉSÉQUILIBRÉS

Depuis 1959, date de la première convention commerciale et tarifaire conclue entre la Tunisie et la France, les relations commerciales sont étroites. L’instabilité et les incertitudes liées à la transition démocratique ne remettent pas en cause la densité et la diversité des liens économiques et commerciaux bilatéraux. Mieux, la remise en cause – trop lente – du système de concurrence déloyale instauré par l’ancien régime ouvre de nouvelles perspectives pour les opérateurs économiques et investisseurs français.

En outre, la France demeure le premier partenaire commercial de la Tunisie, son principal exportateur (malgré un léger recul) et son premier importateur également. La France compte aussi le plus grand nombre d’entreprises (essentiellement des PME) établies en Tunisie, dans l’industrie manufacturière exportatrice, mais aussi dans le secteur des services : banque, assurance, grande distribution, distribution pétrolière, tourisme, et plus récemment dans les activités liées aux centres d’appels et à l’ingénierie informatique.

La France est également le premier bailleur d’aide publique au développement et d’assistance technique en Tunisie. Si la promotion de la langue française (reconnue comme « langue étrangère à statut privilégié »)  est au cœur de la coopération bilatérale, le contexte post-révolutionnaire a réorienté cette coopération vers l’aide à la société civile tunisienne, le soutien au processus démocratique.

Signe de cet activisme culturel, pour la troisième année consécutive, la France a organisé une « Nuit des idées » à travers le réseau des Instituts français, avec une centaine d’intervenants (acteurs publics et associatifs, chercheurs, intellectuels, artistes) invités à faire vivre la liberté de pensée et la liberté d’expression au moment où l’anniversaire de la révolution tunisienne a un goût amer…

DES DESTINS LIÉS

Si la Tunisie est confrontée à la menace et à l’impératif sécuritaires, ses défis sont aussi d’ordre économique et social. Le sentiment de « désenchantement démocratique » et un discours populiste (ou « anti-classe politique ») gagnent le peuple tunisien. Y répondre suppose des résultats concrets en faveur de l’amélioration de la condition économique et sociale des plus défavorisés (en particulier dans les régions de l’intérieur et dans les banlieues populaires de Tunis), mais aussi des classes moyennes. Les avancées démocratiques en matière de libertés politiques et de droits de l’homme n’ont pas été suivies par une amélioration de la situation économique et sociale du pays.

Aller plus loin : « La Tunisie post-Ben Ali, le point de rupture ? »

Ce décalage nourrit une profonde frustration au sein de la population. L’équation « démocratie = développement économique » ne se vérifie pas. Pis, depuis la révolution, l’insécurité et l’instabilité économique (chômage massif, très forte inflation, déficit et dette publics, ralentissement de la croissance…) et sociale (grèves à répétition, revendications salariales désormais affichées et affirmées) nourrissent un (r)appel à la stabilité et à l’ordre. Le désenchantement est particulièrement aigu dans la jeunesse tunisienne, véritable force motrice de la révolution : elle s’est massivement abstenue à ces élections pour exprimer cette déception. Ainsi, les avancées – et non les acquis –  politiques et démocratiques risquent d’être annihilées par les défaillances économiques et les régressions sociales.

Or la France et l’Europe ne sauraient échapper aux conséquences de la crise tunisienne. Le flux migratoire dépend à l’évidence en grande partie du (sous-)développement des régions défavorisées de ce pays, et plus largement, de la rive sud de la Méditerranée. C’est pourquoi Français et Européens devraient transformer leurs hantises sécuritaires et migratoires en authentique projet d’intégration au sein d’un espace méditerranéen dont les peuples sont, plus qu’ailleurs, liés par une communauté de destin. La nécessité de repenser les fondamentaux de la coopération entre le Nord et le Sud du bassin méditerranéen suppose une refonte de l’Union pour la Méditerranée (UPM) en faveur d’un projet de co-développement dans l’intérêt de tous. Emmanuel Macron sera-t-il le chef d’État européen qui s’engagera en faveur de cette voie ?

© Photos : Wikimedia Commons et Flickr

Nabli Béligh

Nabli Béligh

est universitaire et essayiste. Après des études en droit à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et à l’Institut Universitaire Européen (Florence), il a enseigné (de 2009 à 2017) les « Questions européennes » et les « Questions internationales » à Sciences Po Paris. Ses travaux et réflexions portent essentiellement sur des problématiques juridiques, politiques et institutionnelles françaises, européennes et méditerranéennes.
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est universitaire et essayiste. Après des études en droit à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et à l’Institut Universitaire Européen (Florence), il a enseigné (de 2009 à 2017) les « Questions européennes » et les « Questions internationales » à Sciences Po Paris. Ses travaux et réflexions portent essentiellement sur des problématiques juridiques, politiques et institutionnelles françaises, européennes et méditerranéennes.

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