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30 ans après octobre 1988, où en est l’Algérie ?

Sur l’Algérie, les scénarios noirs ne manquent pas, du reste encouragés par l’opacité chronique qui ceint le pouvoir algérien, et ont atteint ces temps-ci un point culminant dans un contexte marqué par la maladie du président Abdelaziz Bouteflika et la prochaine élection présidentielle, en 2019. En France, ils bourgeonnent particulièrement à droite, voire à l’extrême droite, où l’on semble à la fois se réjouir de la « faillite » du système tout en redoutant une possible « explosion » qui provoquerait une « invasion » de migrants algériens sur les côtes françaises…  Dans ce tohu-bohu dystopique où les vieilles rancoeurs se mêlent aux vraies angoisses, est-il possible d’avoir une vision plus nuancée, et moins idéologisée, de ce qu’il se passe dans ce grand pays ?

L’Algérie va mal, très mal, de plus en plus mal. Pire, elle serait au bord de « l’explosion »« La bombe algérienne », titre ainsi le magazine Valeurs actuelles – situé quelque part entre la droite extrême et l’extrême droite – en affichant d’emblée la couleur : « Immigration massive, explosion des banlieues… Ce que craint la France si l’Algérie bascule. » Dans ces pages qui fleurent mauvais la nostalgie de l’Algérie française (le « c’était décidément mieux avant » se lit en filigrane à toutes les lignes), les mythes et peurs qui entourent l’Algérie d’aujourd’hui se culbutent dans une vision d’apocalypse : quand l’Algérie aura explosé, car elle va exploser, que se passera-t-il donc ? Et de dépeindre, en écho au drame des réfugiés se précipitant aux portes barricadées de l’Europe, de futures hordes de candidats à l’exil enfourchant leurs barques de fortune et débarquant, tels des Maures ressuscités, sur les plages innocentes de la France très chrétienne…

Vide politique, président malade, crise économique, corruption endémique, spectre des révolutions arabes : Valeurs actuelles n’est pas le seul média à voir sourdre en Algérie les prémisses d’une catastrophe. Plusieurs médias anglo-saxons – et conservateurs aussi – ont récemment sonné l’hallali et décrit l’Algérie, parfois le Maghreb tout entier, comme une bombe à retardement, un fief de terroristes en puissance, une région où règnent en maîtres le désespoir et l’affliction.

OCTOBRE 1988 EN EMBUSCADE ?

Ces derniers temps, un autre scénario noir hante quelques esprits chagrins : celui de voir resurgir un nouvel « octobre 88 », ce premier « printemps arabe » qui a provoqué la chute du parti unique, suivi d’une phase éphémère de transition démocratique qui a débouché sur la tragique « décennie noire », ces années 1990 ensanglantée par le terrorisme des GIA, les groupes islamistes armés. Au demeurant, quelques indices peuvent laisser penser qu’un tel scénario n’est pas totalement dénué de fondement. Comme en 1988, l’Algérie fait face à une crise économique dont les conséquences tangibles pour la population sont un rétrécissement de l’État social et une tension accrue sur les prix des produits de consommation courante, dont on sait à quel point ils ont joué un rôle essentiel dans l’amplification brutale des mécontentements et l’enclenchement d’un processus révolutionnaire.

Comme en 1988, le champ politique est entièrement structuré autour du pouvoir formel, la façade légale du régime, tandis que se déploie dans l’ombre un pouvoir réel composite où s’entremêlent l’armée, l’influence des services de renseignement, des puissances financières plus ou moins occultes… Dans le même temps, comme en 1988 encore, l’opposition est démonétisée et, à vrai dire, inexistante. Le seul véritable parti d’opposition possédant une assise nationale, le Front des Forces Socialistes (FFS), semble s’être dissous dans ses contradictions et peine à faire émerger un quelconque leadership. Les partis islamistes ne sont, eux, jamais vraiment parvenus à engranger sur le plan politique les bénéfices du puissant conservatisme moral qui s’est développé dans toutes les strates de la société.

Comme en 1988, une atmosphère de fin de règne prévaut, qui se cristallise autour du président Bouteflika et des innombrables rumeurs qui enveloppent sa famille, ou son « clan », accusés de diriger le pays en sous-main, voire de préparer la succession. Comme en 1988, les jeunes Algériens, qui représentent, faut-il le rappeler, 70 % de la population, se désintéressent massivement de la politique et fustigent comme ils le peuvent la « hogra » (« mépris ») du pouvoir et la corruption rampante tout en exprimant sporadiquement leur colère et leur désespoir. Dans ce contexte, la moindre étincelle est perçue par les tenants de ce scénario comme susceptible de mettre le feu aux poudres, de provoquer une révolte puis, par contagion, une révolution.

Ce scénario, pourtant, ne semble pas tenir la route, pour plusieurs raisons. La principale est que l’Algérie de 2018 n’est nullement comparable à celle de 1988. En trente ans, malgré les années de terrorisme et de nombreuses crises, le pays a profondément évolué ; il s’est métamorphosé. Appliquer à la période actuelle une grille de lecture, un essaim de causes, qui caractérisaient la fin des années 1980 relève au mieux de l’anachronisme, au pire de la falsification.

OÙ EN EST AUJOURD’HUI L’ALGÉRIE ?

En 1988, avant les émeutes d’octobre, l’Algérie était gouvernée par un système de parti unique, le Front de Libération Nationale (FLN), où, à la façon soviétique, le pouvoir réel était exercé par un agrégat complexe d’acteurs dominés par les hauts gradés de l’armée – les « généraux » – et la Sécurité militaire. La liberté de la presse n’existait pas, à l’instar d’aucune des libertés fondamentales. Le FLN étant le seul parti autorisé, les élections consistaient à entériner le candidat « proposé ».

L’Algérie de 2018 est un système en transition, certes pas encore une démocratie, mais pas une dictature non plus. Les acquis de la « parenthèse » démocratique de 1988-1991 demeurent, nolens volens. Le pluripartisme est effectif, de même que la liberté de la presse et d’opinion, même si des atteintes sont chaque année constatées et qu’un durcissement est à l’œuvre depuis, en gros, l’AVC du président Bouteflika en 2013. Les élections qui se déroulent à intervalles réguliers, conformément au calendrier électoral, se caractérisent désormais moins par la fraude que par une abstention croissante et massive, laquelle a par exemple atteint plus de 60 % lors des législatives de 2017.

En dépit de son opacité chronique, de sa faible légitimité, et de son absence de renouvellement – entre autres stigmates -, le « pouvoir » algérien, lui non plus, n’a plus rien à voir avec ce qui prévalait il y a trois décennies. S’ils occupent toujours une place éminente dans le système, ne serait-ce que par l’Histoire, leur enracinement dans le pays et les intérêts stratégiques dont ils sont les garants, notamment vis-à-vis de l’étranger, l’armée et les services de sécurité ne sont plus les seuls maîtres à bord du navire Algérie. Le pouvoir, sous Bouteflika et d’ailleurs à son initiative, s’est « civilisé ». Le général-major Mohamed Mediene, alias Toufik, qui a régné sur le puissant DRS, les services de renseignement algériens, pendant 25 ans a en effet été limogé par Bouteflika en 2015 et ses services ont été restructurés et placés, pour l’essentiel, sous la tutelle de la présidence.

S’ils restent toujours des figures importantes et influentes, les généraux algériens sont rentrés dans leurs casernes ou, pour les plus âgés, se sont reconvertis dans les affaires, et leur poids politique est sans commune mesure avec ce qu’il était durant la « décennie noire », lorsqu’ils dirigeaient de fait le pays. Depuis 2016, les appels du pied de certains intellectuels et politiciens de l’opposition pour que l’armée intervienne et destitue Abdelaziz Bouteflika ont tous reçu des fins de non-recevoir. Accaparée par la lutte anti-terroriste, qu’elle a remportée, et par la surveillance des frontières – 6 343 kilomètres avec sept pays tout de même -, l’Armée Populaire Nationale (ANP) ne constitue plus le recours qu’elle représentait il y a trente ans, et si elle jouera encore un rôle lors de la succession du président Bouteflika, il y a fort à parier que ce n’est plus elle, et elle seule, qui imposera son candidat.

Classée 83e dans le monde en 2016 en matière de développement, l’Algérie figure dans le quinté de tête des pays africains et reste le pays où l’Indice de Développement Humain (IDH) est le plus élevé au Maghreb.

C’est sur le plan économique, social et démographique, surtout, que l’Algérie s’est profondément transformée en trente ans. Le PIB est passé de 59 milliards (de dollars) en 1988 à 156 milliards en 2016 (après avoir atteint 213 milliards en 2014). À titre de comparaison, celui du Maroc est de 101 milliards et celui de la Tunisie, de 42 milliards. Depuis l’indépendance, la croissance du PIB est étroitement corrélée aux cours des hydrocarbures. Cet essor de la richesse nationale n’a pas servi à garantir sa pérennité, par exemple en diversifiant l’économie, en investissant dans l’innovation ou – surtout – l’éducation, mais à essayer de rattraper le retard de développement accumulé durant la « décennie noire » tout en achetant au passage la paix sociale.

Une grande partie de la rente a ainsi financé des « grands projets » d’infrastructures, dans les transports et les travaux publics (rail, réseau routier, aéroports, barrages, etc.) notamment, dont la plupart ont été réalisés par des sociétés étrangères, chinoises surtout, mais aussi turques ou françaises. Fin janvier 2018, le gouvernement indiquait que l’équivalent de 70 milliards d’euros avaient été dépensés pour ces infrastructures. Deux grands programmes illustrent cette politique. En 15 ans, l’Algérie a dépensé environ 60 milliards de dollars pour construire plus de deux millions de logements et faire ainsi face à la croissance démographique et à l’exode rural. Si ce plan colossal a connu de très nombreux ratés – qu’illustre par exemple le désastre urbanistique de la « cité nouvelle » de Sidi Abdellah – et que sa poursuite est conditionnée aux revenus pétroliers, il aura néanmoins permis de donner un logement décent à beaucoup d’Algériens modestes et de détruire nombre de bidonvilles et de quartiers d’habitat précaire qui ont proliféré durant les années 1990.


L’autre programme qui a permis de redistribuer une partie de la rente, c’est bien sûr l’Ansej, créé en 1996 mais véritablement lancé au début des années 2000, qui est un fonds de soutien à la création d’entreprises à destination des jeunes. S’il est peu probable que ce dispositif pût constituer un instrument économique efficace, il a été l’un des leviers de redistribution de la richesse et un moyen de pacifier une

jeunesse en manque de débouchés professionnelles et de perspectives.

Une tendance illustre la transformation de la société algérienne au cours des deux dernières décennies : l’augmentation de l’indice de fécondité, après un net effondrement durant les années 1990. Selon les chiffres de l’Office National des Statistiques (ONS) algérien, le nombre de naissances a ainsi augmenté depuis le milieu des années 2000, s’établissant à 3,1 enfants par femme. Signe que le pays est entré dans sa transition démographique – un processus d’équilibre entre la natalité et la mortalité -, le nombre d’enfants par femme a été divisé par un peu moins de trois depuis les années 1960. L’augmentation de la fécondité est à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle. Une mauvaise nouvelle car cela accrédite l’idée d’un possible choc démographique à venir, mais une bonne car c’est un symptôme de la bonne santé d’une population.

D’après les chiffres de l’ONS, cette hausse de la fécondité pourrait être due à une augmentation du nombre des mariages, mais aussi au développement économique et social du pays. Après le traumatisme de la « décennie noire », qui n’invitait pas vraiment ni à se marier, ni à avoir des enfants (le nombre de naissances comme le nombre de mariages se sont effondrés durant les années 1990), l’afflux de recettes pétrolières a permis à l’État de lancer son ambitieux programme de logements sociaux qui a sans doute contribué à l’accroissement de la fécondité dans un pays où la pénurie de logement est un frein à la natalité. La baisse du chômage, en particulier des femmes et des jeunes – même s’il reste à un niveau élevé – a aussi permis de dynamiser la fécondité. Le taux de chômage a ainsi été divisé par trois, pour les hommes et pour les femmes, entre 2000 et 2011. Comme le note Zahia Ouadah-Bedidi, « si l’amélioration des conditions économiques des ménages a permis une reprise vigoureuse de la natalité, c’est que le terrain y était propice et les mentalités ouvertes à l’idée de familles plus nombreuses. »

L’émergence d’une classe moyenne en Algérie est un autre phénomène récent, qui résulte de l’amélioration continue du pouvoir d’achat des ménages au cours des années 2000 grâce à des revalorisations salariales et à une politique massive de subventionnement de nombreux produits de base, comme le pain par exemple, mais aussi les céréales, l’eau, le lait ou encore l’essence (dont le prix du litre se situe en 2018 entre 0,15 et 0,22 euros). La Banque mondiale estimait en 2012 que cette politique de subventions coûtait 16 milliards de dollars par an. Ces prix administrés jouent le rôle d’amortisseur social, notamment en cas d’inflation, et sont la source de nombreuses perturbations économiques, en ne reflétant pas l’état du marché ou en dissuadant la production. À cet égard, la récente controverse autour des prix de la baguette est éloquente : en décembre, plusieurs boulangers du pays se sont révoltés contre le prix fixe de la baguette (entre 8 et 10 dinars) en arguant qu’il ne permettait pas de couvrir les coûts. Ils ont donc décidé unilatéralement d’en doubler le prix. Mal leur en prit, car l’État intervint sur le champ pour rétablir le prix initial et poursuivre les contrevenants !

Dans le même temps, les inégalités, en particulier de revenus et de patrimoine, ont augmenté. De 2001 à 2014, note par exemple l’économiste Yacine Miliani, « cette forte croissance économique a été malheureusement accompagnée d’une montée sans précédent de la précarité touchant principalement l’emploi et creusant ainsi les inégalités dans la répartition des revenus et des patrimoines, alors même que des actions de lutte contre la pauvreté ont été mises en œuvre pour renforcer les aspirations vers plus de modernité et d’équité. » Toutefois, les inégalités de revenus demeurent relativement modérées en Algérie, même si elles augmentent, a fortiori depuis le ralentissement de la croissance liée à la chute des cours des hydrocarbures. En 2011, l’indice de Gini, qui permet de mesurer les inégalités de salaires, était de 35 (sur 100, 100 étant un niveau d’inégalité maximal), contre par exemple 40 pour le Maroc.

Enfin, élaboré chaque année par le Programme des Nations Unies pour le Développement, l’Indice de Développement Humain (IDH) permet d’appréhender globalement le niveau de développement d’un pays. Classée 83e dans le monde en 2016, l’Algérie figure pourtant dans le quinté de tête des pays africains et reste le pays où l’IDH est le plus élevé au Maghreb. Cet indice composite, qui prend en compte différents facteurs comme l’espérance de vie, la durée moyenne de scolarisation, les inégalités et le revenu net par habitant, a augmenté tout au long de la décennie 2000 et il est, de loin, plus élevé que celui de la Tunisie (98e dans le monde) ou du Maroc (130e).

DES PROBLÈMES STRUCTURELS QUI PERDURENT

L’extrême dépendance de l’économie à la rente pétrolière n’a jamais, par facilité ou par calcul politique, été remise en cause et continue d’obérer l’avenir du pays. Ainsi, 96 % des exportations et 60 % des recettes budgétaires continuent de dépendre du pétrole et du gaz, dont l’Algérie est l’un des plus gros producteurs mondiaux (18e pour le pétrole et 6e exportateur de gaz). Les fluctuations des cours des hydrocarbures obligent les décideurs à pratiquer une politique du yo-yo, tantôt en ouvrant les vannes quand les recettes s’accroissent, tantôt en les fermant brutalement lorsque les prix s’effondrent. C’est ce qu’il se passe depuis 2014, date du retournement de la conjoncture pétrolière.

De 1999 à 2014, l’État algérien a pu compter sur un baril à 100 dollars, voire plus, ce qui lui a permis de lancer ses vastes programmes d’équipement et de mettre un peu d’argent de côté via des fonds de réserve, pas assez pourtant pour compenser la brutale chute des cours survenue en 2014-2015, quand le baril est passé de 109 dollars à 54 dollars en moins d’un an, forçant le gouvernement, pour ne pas accroître le déficit, à augmenter les taxes et à interrompre certains programmes, jugés moins essentiels. Depuis 2014, l’Algérie met en œuvre une politique d’austérité relative, en s’efforçant de réduire les dépenses publiques sans toutefois trop rogner sur les programmes sociaux, et en siphonnant ses réserves accumulées pour colmater les brèches budgétaires.

Cette politique de court terme, entièrement fondée sur la rente pétrolière, est catastrophique à long terme. Or, aucun décideur n’est jusque-là parvenu à diversifier l’économie algérienne en dépit d’innombrables déclarations d’intention et de coups de menton. Ankylosée, ultra-bureaucratisée et hyper-fonctionnarisée, l’économie nationale laisse – c’est un euphémisme – peu de place aux investissements privés, qu’ils soient nationaux ou, a fortiori, étrangers – à l’exception d’une poignée d’oligarques qui tirent très bien leur épingle de ce jeu de dupes.

La floraison de structures, qui ne sont pas reconnues officiellement par les autorités, est un indicateur du dynamisme de la société, dont les voies d’expression ne transitent plus par les canaux ou les espaces officiels, mais par des interstices marginaux à partir desquels elles s’imposent.

Le système éducatif, lui aussi, malgré les efforts très louables de l’actuelle ministre de l’Éducation, reste un mastodonte qui fonctionne, certes, mais tourne aussi dans le vide. Pétri d’une idéologie obsolète, où s’emmêlent un nationalisme corseté et une religiosité de pacotille, il digère chaque année ses 9 millions d’élèves – dans les trois cycles d’enseignement primaire, moyen et secondaire – mais ne parvient pas à leur délivrer de formation efficace et de qualité. L’université, elle, est sûrement la plus grande oubliée des années fastueuses, sans doute parce que l’investissement dans l’éducation s’inscrit dans un cycle trop long pour pouvoir en récolter rapidement des dividendes politiques. L’université fonctionne pour le plus grand nombre qui y accède massivement et gratuitement, mais sans hélas fournir des diplômes garantissant une bonne insertion professionnelle, d’où un taux de chômage des diplômés de l’enseignement supérieur de 17,7 % en 2017 – contre 7,7 % pour ceux qui n’ont pas de diplôme universitaire.

Les difficultés économiques, le creusement des inégalités, l’absence de débouchés pour la jeunesse ou encore l’impression que la machine politique tourne à vide alimentent de nombreux mécontentements, dans tout le pays. C’est ce qui pousse de nombreux Algériens, jeunes et désespérés pour la plupart, à tenter l’aventure de l’émigration clandestine. Ces « harragas » en partance pour l’Europe sur des embarcations de fortune défient les autorités qui tentent d’en endiguer le flux – sans grand succès. Pour autant, au-delà de ces départs tragiques, les nombreux foyers de contestation restent sporadiques et n’ont jamais coagulé. Les revendications des retraités de l’armée, des enseignants ou, en ce moment, des médecins résidents restent catégorielles ; les fronts restent isolés les uns des autres.

Ce sont pour l’essentiel des protestations de nature sociale, qui prospèrent sur fond d’incertitudes liées à la conjoncture économique et aux tâtonnements des décideurs, plutôt que des frondes à caractère politique que, de toute façon, aucune opposition sérieuse n’est en mesure aujourd’hui d’exploiter. Il en résulte une préférence pour le statu quo qui doit autant à la tragédie du terrorisme des années 90 restée gravée dans toutes les mémoires qu’à la crainte de ce qu’un changement brutal et non maîtrisé pourrait apporter. De ce point de vue, les révolutions tunisienne et égyptienne fonctionnent comme des épouvantails : au spectre du chaos politique ou de la faillite économique, beaucoup privilégient un attentisme prudent, qui ne signifie pas une passivité sans faille. La colère gronde mais elle reste contenue, non par l’État qui joue les pompiers, mais d’abord par les citoyens qui n’ont pas la mémoire courte.

LA VITALITÉ DE LA SOCIÉTÉ CIVILE

L’amplification des protestations sociales sur fond d’austérité économique traduit aussi, paradoxalement, une ressource majeure du pays : la vitalité de sa société civile.

Si, sur le plan social, l’ex-syndicat unique, l’Union Générale des Travailleurs Algériens (UGTA), continue d’exercer un monopole de droit sur le champ syndical et demeure le seul interlocuteur autorisé du gouvernement, sa légitimité et son influence ont été sérieusement écornées par l’irruption de nouveaux acteurs : les syndicats autonomes. L’actuelle mobilisation des médecins résidents est ainsi conduite par l’un de ces  syndicats autonomes : le Camra, pour Collectif autonome des médecins résidents algériens. La floraison de ces structures, qui ne sont pas reconnues officiellement par les autorités, est un indicateur parmi beaucoup d’autres du dynamisme de la société, dont les voies d’expression ne transitent plus par les canaux ou les espaces officiels, souvent calcifiés, mais par des interstices marginaux à partir desquels elles s’imposent.

La scène culturelle algérienne est elle aussi en pleine mutation et sans doute est-ce ce que nous percevons le mieux depuis l’étranger. Dans le cinéma, la littérature ou la photographie, de belles et puissantes « nouvelles vagues » déferlent dans le pays, à l’image des films de Karim Moussaoui et de Hassen Ferhani, des romans de Kaouther Adimi ou du Collectif 220 dont l’exposition, « Iqbal », s’est déplacée du Musée d’Art Moderne d’Alger – le MoMA – à la Cité Internationale des Arts de Paris. Grâce à YouTube et aux radio-crochets, une nouvelle génération de chanteurs a émergé ces dernières années, là encore bien souvent en marge des scènes officielles. Privées de soutien public, confinées dans des espaces étroits, asphyxiées par le puritanisme ambiant, ces voix nouvelles parviennent cependant à s’échapper et à trouver un public. À des années-lumière de l’image d’une population atone, d’une société étouffée et agonisante, elles font résonner dans le vacarme des turpitudes l’espoir et la poésie d’une jeunesse qui a soif d’avenir.


Si l’on parle beaucoup de culture pour illustrer l’énergie et la créativité que renferme la société algérienne, celles-ci se développent aussi dans la vie quotidienne, par exemple à travers l’éclosion d’initiatives et de mouvements citoyens, comme #AlgériePropre, dont les campagnes en faveur de l’éducation environnementale et de lutte contre la pollution ont une audience croissante. De même, malgré les insuffisances du système universitaire algérien, de plus en plus de jeunes diplômés se lancent avec succès dans des trajectoires entrepreneuriales en profitant des crédits de l’Ansej – le dispositif national d’aide à la création d’entreprises. S’il est encore tôt pour parler d’écosystème de start-up en Algérie, celui-ci se constitue, comme en Tunisie ou au Maroc, et séduit un nombre croissant de jeunes qui peinent à trouver un emploi dans les filières traditionnelles.

L’ISLAM POLITIQUE EN EMBUSCADE ?

Reste l’islamisme, cet autre épouvantail qu’en France on aime brandir pour mieux crier au loup, c’est-à-dire, comme Valeurs Actuelles, à l’explosion, et ainsi justifier la menace qui pèserait dans l’hexagone. Cette tactique bien éprouvée, consistant à se servir de ce que l’on croit discerner « là-bas » pour mieux expliquer ce qu’il se passe « ici », a elle aussi du plomb dans l’aile. L’argument est bien connu ; il existe depuis longtemps. « Regardez le nombre de femmes voilées dans les rues d’Alger, il a été multiplié par dix, par vingt, par cent en vingt ans. Voici la preuve que l’islamisme est là, et voici ce qui nous attend en France si l’on n’y met pas un terme », s’écrient ces Cassandre de mauvaise augure. Et de citer en général, à l’appui de cette thèse, la célèbre philippique de Nasser fustigeant les Frères musulmans qui réclamaient l’obligation du port du voile dans les années 1950. De là à voir surgir le spectre d’une insurrection islamiste en Algérie, comme en 1992, il n’y a qu’un pas.

Le retour à 1988 est, on l’a vu, un non sens. L’Algérie, dirigée à l’époque, du moins en façade, par le président Chadli Bendjedid, était un régime de parti unique qui s’effilochait sur fond de grave crise économique (à côté de laquelle la période actuelle semble être une embellie !). Le prix du baril était tombé à 8 dollars en 1986 (17 dollars environ d’aujourd’hui), privant l’Algérie de toutes ses ressources extérieures. Les recettes chutaient dramatiquement, la dette augmentait en proportion. L’Algérie était alors au bord du gouffre. Bref, rien à voir avec aujourd’hui ! Dans le même temps, dans le sillage de la révolution iranienne, mais aussi du fait de l’importation de nombreux « enseignants » égyptiens et de leur incorporation dans le système éducatif algérien, l’islam politique était en plein boom.

Sur le terrain, dans tout le pays, des mosquées se sont substituées à un État défaillant pour prendre en charge les plus démunis et, partant, accroître leur emprise sur eux. La montée de l’islam politique en Algérie dans les années 1980 s’opère dans ce contexte et l’ouverture démocratique qui a suivi les émeutes d’octobre 1988, à travers le multipartisme puis les premières élections libres, ont permis son institutionnalisation à travers le FIS, le Front Islamique du Salut, qui a d’abord remporté des élections locales avant d’arriver en tête du premier tour des élections législatives en 1991. L’interruption du processus électoral par l’armée, en janvier 1992, a fait basculer les islamistes dans la lutte armée. Ces années sanglantes de guerre entre les forces de sécurité gouvernementales et les GIA, puis la défaite de ces derniers, a disqualifié l’islam politique en Algérie, dont les autorités ont du reste interdit, outre le FIS, toute forme de radicalisme religieux. Une erreur colossale aujourd’hui serait de voir dans la réislamisation de la société algérienne un prélude à la résurgence de cet islam politique et la répétition du scénario de 1988.

La réislamisation des sociétés musulmanes qui est à l’œuvre depuis, en gros, deux décennies, est un phénomène complexe, pas très éloigné de la rechristianisation que l’on observe, par exemple, aux États-Unis, comme le souligne Olivier Roy. Ses causes sont multiples, mais elle ne passe plus, comme auparavant, par le champ politique, ce qui ne signifie pas qu’elle soit dépolitisée. Ce que Roy appelle « l’échec de l’islam politique », c’est l’émergence d’un « néofondamentalisme puritain, prédicant, populiste, [et] conservateur », qui ne prétend plus instaurer un État islamique, mais plutôt procéder à une réislamisation de la société par le bas, par la défense, par exemple, de mœurs traditionnelles. Ce qu’illustrent d’innombrables polémiques qui ont émaillé l’actualité sociétale algérienne ces dernières années, de l’émission de caméra cachée humiliant l’écrivain Rachid Boudjedra à la récente dégradation à coups de burin de la statue féminine de la fontaine d’Aïn El Fouara, à Sétif, en passant par la controverse sur l’inscription de la basmala dans les manuels scolaires. Ce qu’illustre également le succès des télé-prédicateurs en Algérie – comme dans toute l’Afrique du Nord – qui, loin de porter une quelconque contestation du régime ou de l’État, bien au contraire, développent un discours politiquement très loyaliste tout en étant très conservateurs sur les mœurs.

Force est de constater qu’en dépit d’une religiosité fervente, la société algérienne ne montre aucun signe avant-coureur d’un quelconque « basculement » dans une forme nouvelle et radicale d’islam politique.

Dans une autre dimension, cette réislamisation, qui ne s’exprime plus à travers des structures politiques de type partisanes, passe par-dessus le champ politique – l’État, les élections – pour rechercher une communauté de foi mythique, transnationale, désencastrée du tissu social, des frontières, des enracinements culturels. C’est précisément, me semble-t-il, ce qui explique la ferveur de nombreux Algériens pour la question palestinienne, perçue désormais d’abord comme un enjeu pour les musulmans.

C’est dans ce contexte que les partis islamistes « modérés » – et autorisés par l’État – qui se meuvent dans ce contexte ne sont parvenus, depuis la fin de la « décennie noire », à rassembler qu’une audience extrêmement réduite. Intégrés au jeu politique, ils se sont sécularisés, démonétisés, et disqualifiés. Leur discours légaliste et mollement conservateur ne les distingue plus vraiment des autres partis qui participent au « système », tandis que les électeurs, eux, n’attendent plus rien des partis islamistes. Aux dernières élections législatives de 2017, le parti MSP (qui se réclame des Frères musulmans) n’a ainsi obtenu que 330 000 voix, soit 33 sièges à l’Assemblée populaire nationale.

Et le FIS alors ? Pour beaucoup, le véritable danger serait la résurgence d’un parti islamiste radical héritier du Front Islamique du Salut, interdit depuis l’interruption du processus électoral en 1992. La popularité des vidéos de l’un de ses anciens leaders charismatiques, Ali Belhadj, qui circulent sur Internet, peuvent le laisser penser, de même que la relative popularité dont jouit le fondateur du parti, Abassi Madani, qui vit actuellement au Qatar. Pourtant, ces quelques signaux d’opinion traduisent davantage la sympathie d’une frange de la jeunesse algérienne en faveur d’un discours dur, sans ambages, incorruptible sur l’argent sale, par exemple, ou la politique étrangère, qu’une aspiration à l’instauration d’un État islamique dont il n’est plus question.

Pour l’immense majorité des Algériens, le souvenir lancinant de la « décennie noire », dont le FIS fut l’un des acteurs majeurs, suffit à discréditer toute forme de radicalité qui conduirait, sous une forme ou sous une autre, à reproduire cette histoire. La politique de réconciliation nationale, mise en oeuvre dès l’arrivée de Bouteflika au pouvoir en 1999, a permis, non sans imperfections ni zones d’ombre, de tourner la page des années de terrorisme. Sur un registre différent, en témoigne aussi le très faible nombre d’Algériens (environ 200) partis combattre en Syrie lorsque Daesh était à son pinacle, de 2013 à 2016, contrairement aux Marocains (1 500) et aux Tunisiens (3 000). En témoigne aussi le fait que Daesh, en dépit du tragique assassinat du randonneur français Hervé Gourdel en 2014, n’est jamais vraiment parvenu à s’installer en Algérie, où l’armée combat très activement les derniers groupes terroristes, dont nombre de leurs membres proviendraient d’ailleurs de pays étrangers (voir un excellent article ici sur ce sujet).

Enfin, à l’exception des émeutes de Ghardaïa qui s’inscrivent dans une tout autre histoire, aucun des mouvements de contestation qui a émergé au cours des 10 dernières années dans le pays n’a porté ou exprimé des revendications religieuses extrémistes. Certes, le « pouvoir » veille et a parfois la main lourde, comme lorsqu’il s’agit de démanteler des courants religieux dissidents, en arguant qu’il s’agit de « sectes », comme avec les Ahmadis. Néanmoins, force est de constater qu’en dépit d’une religiosité fervente, la société algérienne ne montre aucun signe avant-coureur d’un quelconque « basculement » dans une forme nouvelle et radicale d’islam politique.

L’Algérie de 2018, on le voit, est dans une situation contrastée, mais qui est loin d’être dramatique. La société algérienne s’est profondément transformée depuis vingt ans, au sortir d’une décennie qui a été un traumatisme colossal dont les séquelles demeurent ancrées dans le tissu national. Sans être un pays riche, l’Algérie n’est pas un pays pauvre non plus, ni au bord de l’explosion, loin s’en faut, mais un pays qui continue, avec de graves faiblesses, à se développer tant bien que mal dans un environnement régional pour le moins déstabilisant.

© Photos : Flickr (Nicolas de Staël), Pixabay et aleph99 TV

Karim Amellal

Karim Amellal

est auteur, entrepreneur et enseignant à Sciences Po Paris. Co-fondateur de la plateforme de vidéos scientifiques  SAM Network  et du média sur l’Algérie  Chouf-Chouf , il travaille depuis plus de 15 ans sur l’accès des jeunes à la culture et à l’éducation.
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