Souvent présentées comme « innovantes » ou « disruptives », voire carrément « révolutionnaires », des start-up comme Uber, Deliveroo, Foodora, ou encore des plateformes de micro-travail comme AMT (Amazon Mechanical Turk) ou Taskrabbit constituent peut-être une véritable révolution, mais au sens propre du terme : un retour au point de départ. En d’autres termes, une régression.
Les entreprises qui se réclament de « l’économie du partage », que l’on appelle de plus en plus la gig economy (l’économie des petits boulots), nous font en réalité redécouvrir ce qu’était le monde ouvrier au XIXe siècle : une extrême dépendance économique, une vie de labeur sans loisirs et le travail comme seule contrainte. C’est ce que j’appelle la « révolution de la servitude ».
Pour ces plateformes digitales, l’ennemi, c’est le marché du travail, toujours trop rigide, et en particulier le salariat, inadapté, anachronique. Le but est donc de recourir le plus possible à des formes alternatives d’emploi, en arguant de leur modernité et du caractère obsolète des formes traditionnelles de contrat liant un employeur à un employé. Le travail indépendant et sa reconnaissance statutaire (auto-entrepreneur, en France, pour l’essentiel) constituent ainsi une aubaine à laquelle les plus voraces des capitalistes du début du XXe siècle n’auraient pas pu rêver !
L’HOMO FLEXIBUS COMME MODÈLE
Sur un marché du travail très flexible et hyper-individualisé, comme l’était le monde ouvrier au XIXe siècle, ces start-up peuvent continuer à s’en donner à cœur joie. Le volume hélas considérable de travailleurs indépendants contraints, d’auto-entrepreneurs par défaut, et la concurrence extrême qu’il y a entre eux permettent à ceux qui les « emploient » de s’affranchir en toute impunité de toutes les nécessités contemporaines qu’ont imposées les grandes lois sociales, sur la réduction du temps de travail ou sur la protection sociale.
L’individualisation radicale que produit la « gig economy » dans le monde du travail ubérisé est l’un des nombreux aspects de ces start-up en situation de domination d’un marché.
Dans le monde impitoyable de la « food tech », par exemple, c’est au travailleur d’assumer les risques inhérents à son travail (les accidents de vélo par exemple) en prenant à sa charge une assurance privée. Privés de véritable possibilité de négociation collective organisée (par un syndicat), ces travailleurs indépendants malgré eux n’ont plus d’autre choix que de protester (au besoin en recourant à la violence) pour tenter de se faire entendre, comme l’ont démontré par le passé les mouvements de colère des chauffeurs d’Uber.
Ces « nouveaux prolétaires » incarnent un morceau cette économie digitale prédatrice. L’individualisation radicale que produit la « gig economy » dans le monde du travail ubérisé est l’un des nombreux aspects, nuisibles, de ces start-up en situation de domination d’un marché qui, sous couvert d’innovation et de rupture, créent certes de l’emploi, mais un emploi au rabais, un emploi pour ceux qui acceptent de renoncer aux conquêtes sociales pour se transformer en homo flexibus, servile et corvéable à merci ; un emploi dont on considère, au XXIe siècle, qu’il n’est plus digne de notre temps.
LE SUCCÈS DES « LICORNES »
Mais au fond, ces start-up ne sont pas si blâmables. Elles suivent leur logique financière (être valorisées au maximum pour pouvoir être revendues une fortune), celle que leur dictent leurs nombreux actionnaires : elles profitent des failles de la réglementation pour se déployer et conquérir leur marché. Elles ne font pas que cela en France ; elles le font partout dans le monde. Elles s’installent dans un pays, analysent la situation du marché, la façon dont il est réglementé et, s’il ne l’est pas trop, s’il laisse suffisamment de marges de manœuvre, assez de liberté, elles développent leur position et, puisqu’il n’y a pas vraiment de règles, de normes, imposent les leurs.
Sur la question du respect des normes sociales – c’est-à-dire de la loi – comme sur la question de la fiscalité, ces « licornes », comme on appelle les start-up valorisées plus d’un milliard d’euros, profitent du déficit de régulation et, plus généralement, du retrait de la puissance publique, c’est-à-dire en dernier ressort de nous autres, les citoyens. Airbnb et Uber ne payent par exemple qu’une centaine de milliers d’euros d’impôts en France, l’un de leurs principaux marchés dans le monde, alors qu’elles sont valorisées des dizaines de milliards d’euros…
Au fond, le sujet de la fiscalité des GAFA, en débat en ce moment au niveau de l’Union européenne, du contournement des normes sociales ou encore, dans un domaine bien différent, de la lutte contre la haine en ligne renvoient tous au même problème : le monde numérique échappe en grande partie à nos lois, lesquelles ne s’y appliquent pas, ou très peu. Il est temps que cela change.
Karim Amellal vient de publier La révolution de la servitude. Pourquoi l’ubérisation est l’ennemie du progrès social, éditions Démopolis, 15 mars 2018, 196 pages, 19 euros.
© Photo : Flickr
Karim Amellal
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