– Par Romain Jehanin, avocat au Barreau de Paris (spécialisé en droit du travail) et membre du collectif Chronik.
Pandémie mondiale, à l’origine d’un tsunami sanitaire tragique, le coronavirus mute peu à peu en crise systémique. Car si elle est sanitaire, la crise est aussi économique, et sera malheureusement sociale. Au-delà, elle est également une crise de la pensée dominante autant qu’un désaveu, en à peine quelques jours, des choix politiques ayant conduit à deux décennies d’appauvrissement des services publics, au premier rang desquels l’hôpital, et de démantèlement de notre modèle social.
Cette catastrophe sanitaire est aussi un immense avertissement, qui questionne les fondamentaux mêmes de notre société, dont elle a révélé les failles et la vulnérabilité. Un avertissement qui ne doit pas être pris à la légère. Car d’autres crises viendront inévitablement, qu’elles soient sanitaires, écologiques, financières, économiques, sociales, sécuritaires ou alimentaires.
En cela, tirer collectivement les leçons du moment que nous vivons est indispensable, pour que le monde de demain ne redevienne pas, dès la fin du confinement, en tous points identique à celui d’hier. Au-delà des soins et de la nécessaire protection des populations, qui constituent aujourd’hui l’absolue priorité, rien n’est aussi essentiel que penser le jour d’après.
Or, une telle démarche requiert nécessairement un diagnostic partagé sur les raisons de ce que nous avons à vivre aujourd’hui, en identifiant, au-delà de celles qui nous échappent, les décisions et les choix qui relèvent de notre responsabilité, et ont pu contribuer à amplifier la crise, à en aggraver les effets, ou au contraire à aider à les atténuer. C’est naturellement essentiel sur le plan sanitaire. C’est aussi indispensable sur le plan social. A cet égard, plusieurs enseignements peuvent être tirés.
La réhabilitation d’un modèle social trop souvent abîmé
A l’heure où la crise met en lumière les failles du système américain, c’est, indirectement, notre modèle social qui se trouve aujourd’hui réhabilité.
Outre-Atlantique, la catastrophe sanitaire et l’arrêt d’une grande partie de l’économie qu’elle a entraîné a jeté du jour au lendemain des millions d’américains au chômage : 10 millions de demandes d’inscriptions aux allocations chômage rien que pour la seconde moitié du mois de mars, plus de 12 millions de nouvelles demandes durant la première quinzaine du mois d’avril ; au total, ce sont ainsi plus de 26 millions d’américains qui ont d’ores et déjà perdu leur emploi en à peine six semaines, soit plus de 12 % de la population active. Une augmentation de plus de 2 200 % des nouvelles demandes d’allocations chômage par rapport à la période pré-coronavirus, selon l’Economic Policy Institute, bien pire qu’après la crise de 2007. Et ce n’est pas fini. Les pires scenarii tablent d’ailleurs sur un taux de chômage de 32 %. Une situation dramatique, sur le plan sanitaire et social, les travailleurs concernés perdant par la même occasion leur assurance santé, et ne pouvant dès lors plus se permettre de se soigner. Un phénomène qui porte également les germes d’une précarisation importante de centaines de milliers de familles. Et risque d’engendrer une nouvelle crise de la dette des ménages.
Un constat qui met en lumière l’importance des dispositifs de protection contre le licenciement, que compte encore notre législation, parmi lesquels le dispositif d’activité partielle (ou chômage partiel), auquel le gouvernement, s’inspirant de la réaction allemande à la crise de 2008, a décidé de recourir largement pour atténuer les effets de l’arrêt de l’activité économique. Ainsi, en France, ce sont plus de 10 millions de salariés qui étaient concernés par une demande d’activité partielle au 21 avril 2020, selon la DARES. Conçu comme une mesure de soutien aux entreprises, ce dispositif, dont l’absence dans la législation américaine explique le bond spectaculaire du nombre de chômeurs aux Etats-Unis, n’en constitue pas moins également une mesure de préservation, au moins à court terme, de l’emploi, atténuant temporairement les conséquences de la crise actuelle.
Mais si un dispositif sort clairement réhabilité de cette crise, c’est notre système de sécurité sociale, assurance maladie et assurance chômage en tête, dont l’actualité démontre plus que jamais la nécessité et l’importance.
Là où perdre son emploi aux Etats-Unis revient à perdre son assurance santé, et à se retrouver dans une situation de précarité sanitaire et sociale, là où ne pas avoir de couverture médicale revient aux Etats-Unis à renoncer à se soigner ou à risquer de se retrouver à défaut en situation de pauvreté, notre système de sécurité sociale permet en France à chacun de bénéficier d’une couverture santé élémentaire, certes imparfaite, mais que beaucoup nous envient dans une situation comme celle que nous vivons actuellement. Un véritable bouclier contre les aléas de la vie, permettant à chacun d’être soigné et hospitalisé si besoin, qu’il faut savoir chérir et protéger.
De même, notre système d’assurance chômage, bien qu’il ait été durci ces derniers mois, constitue un vrai parachute social, qu’il faut là aussi préserver. Quant à notre système d’assurance maladie, la situation des travailleurs ubérisés des plateformes numériques, démunis de toute protection, et n’ayant aucune certitude d’être indemnisés en cas de contamination au Coronavirus, démontre à elle seule sa raison d’être.
C’est ainsi la notion même de protection contre les aléas de la vie (maladie, perte d’emploi, retraite…) qui est remise en avant par la crise actuelle. Et par là même celle de son financement, et de l’utilité de celui-ci. Car, ce système se finance. Alors que, pour l’affaiblir peu à peu, les tenants du libéralisme attaquent depuis plusieurs années le financement de notre système de sécurité sociale, encore affaibli par le gouvernement actuel en 2018, dans l’indifférence quasi-générale, l’un des enseignements de cette crise pourrait être de mieux le protéger à l’avenir, afin de le préserver.
Une crise en forme de désaveu à l’égard des réformes « sociales » du macronisme, des Ordonnances Travail de 2017 à la réforme de l’assurance chômage
Comme en matière sanitaire, la crise que nous traversons remet en cause tout un modèle en matière sociale ; celui de l’ubérisation progressive de notre modèle social. Celui qui pariait sur l’affaiblissement de la protection sociale par pure logique budgétaire, et sur l’affaissement progressif des protections apportées aux salariés par le Code du travail, qui, après avoir été conçu comme un code des (droits des) salariés, se transforme peu à peu en code des (droits des) employeurs. Si la crise que nous traversons réhabilite notre modèle social, et les idées venues principalement de la gauche sociale, ostracisées jusqu’alors au rang des vieilleries, elle constitue également, à bien des égards, un désaveu à l’égard des réformes « sociales » initiées par Emmanuel Macron depuis le début de son quinquennat.
Car comment ne pas voir un décalage entre les besoins actuels et les Ordonnances Travail de septembre 2017, ayant affaibli la protection de la sécurité des salariés, supprimé les CHSCT, supprimé 4 des 10 facteurs de pénibilité jusqu’alors prévus par le Code du travail, renforcé la capacité des employeurs à imposer aux salariés une diminution de leur rémunération et une augmentation de leur temps de travail ? Avoir facilité les licenciements par le biais de ces Ordonnances, comme d’ailleurs par celui de la Loi Travail était-il une bonne chose ? Alors que des dizaines voire des centaines de milliers de licenciements seront probablement prononcés ces prochains mois sur le fondement de ces textes, le doute est permis.
A l’heure où se profile une crise sociale d’ampleur, face à laquelle notre système d’assurance chômage, bien qu’insuffisant, constituera un rempart essentiel, comment ne pas voir dans la réforme de l’assurance chômage une profonde erreur ? Une réforme dont le premier volet, entré en vigueur en 2019, a durci les conditions d’indemnisation des chômeurs (notamment en durcissant les conditions d’ouverture des droits à une allocation chômage et de rechargement des droits), et abaissé le niveau de cette indemnisation (notamment en instaurant la dégressivité des allocations), précarisant ainsi des milliers de français. Si la ministre du Travail a exclu toute abrogation du premier volet de la réforme, elle appelle pourtant désormais à assouplir les conditions d’éligibilité à l’assurance-chômage, qu’elle a elle-même durcies. Bien conscient des conséquences sociales néfastes de cette réforme, le gouvernement a d’ailleurs reporté du 1er avril au 1er septembre 2020 l’entrée en vigueur du second volet. Faut-il le rappeler, ce second volet durcit encore le calcul de l’allocation pour les travailleurs précaires, alternant contrats courts et périodes de chômage, nombreux dans les secteurs les plus touchés par la crise sanitaire, comme le tourisme, la restauration ou l’événementiel. Difficile de ne pas y voir un aveu implicite de l’effet néfastes des réformes gouvernementales sur les plus fragiles.
Comment, en outre, ne pas s’interroger sur l’affaiblissement du financement de la protection sociale, accru par les suppressions de cotisations sociales de 2018 (notamment les cotisations liées au financement de l’assurance chômage) ? Cet affaiblissement, motivé par la volonté de réduire les charges des entreprises, avait entraîné une reprise en main du financement de la protection sociale par l’Etat, lequel avait immédiatement exigé plus de 3 milliards d’économies sur les allocations chômage sur 3 ans, conduisant à la diminution des droits et des indemnités des chômeurs imposée par les deux volets de la réforme de l’assurance chômage. Toute cette logique de financement des réductions de charges des entreprises par un abaissement de la protection sociale est-elle la bonne ? Rétrospectivement, et à l’aune de la crise sociale qui menace, rien n’est moins sûr.
Enfin, comment ne pas voir dans la réforme des retraites, dont le gouvernement avait fait sa priorité jusqu’en mars dernier, allant jusqu’à adopter le principe d’un recours à l’article 49.3 en plein Conseil des ministres exceptionnel sensé être consacré au traitement de l’épidémie de coronavirus une idéologie en décalage total avec les besoins du moment.
L’instauration d’un droit du travail dérogatoire dotant les employeurs de pouvoirs d’exception, et la multiplication des appels aux efforts
Si les crises révèlent les sociétés, les réactions qu’elles entraînent révèlent ce que nous sommes, et les priorités qui sont les nôtres. En France, la crise sanitaire a donné lieu à la mise en place d’un régime d’exception pour y faire face, par le biais de plusieurs ordonnances, adoptées pour la plupart le 25 mars 2020. Celles-ci interviennent dans de nombreux domaines, dont le droit du travail, au sein duquel elles ont introduit un droit d’exception : octroi aux employeurs de la possibilité d’imposer aux salariés la prise ou la modification, sur une période courant jusqu’au 31 décembre 2020, de six jours de congés payés, ainsi que de 10 jours de RTT ou de repos, augmentation des durées maximales de travail et réduction des durées de repos dans les secteurs jugés essentiels à la continuité de la vie économique, dans lesquels la semaine de 60 heures se retrouve ainsi autorisée, dérogation au repos dominical, report au 31 décembre 2020 de l’obligation de versement des sommes dues au titre de l’intéressement et de la participation, au détriment des salariés qui en auraient besoin pour compenser les éventuelles pertes de rémunération liées l’épidémie, ce sont des pans entiers du Code du travail qui sont ainsi modifiés pour flexibiliser davantage et intensifier le travail.
Dans le même temps, les entreprises sont seulement incitées à ne pas verser de dividendes, le gouvernement se contente, contrairement à d’autres pays comme l’Espagne, de simples déclarations d’intention sur l’interdiction des licenciements, les conseils de prud’hommes sont fermés, ou ont une activité très réduite, plaçant les salariés dans l’impossibilité de faire respecter le droit du travail dans cette période dans laquelle les contentieux s’accumulent pourtant, le droit de retrait est limité, et la protection de la santé des travailleurs mobilisés durant cette période demeure insuffisante, comme s’en sont émus des inspecteurs du travail, reprochant à Muriel Pénicaud de sacrifier la sécurité des salariés sur l’autel de la nécessaire poursuite de l’activité économique. Quant aux dizaines de milliers de travailleurs des plateformes numériques, ils continuent leurs missions sans protection particulière, faute d’obligation des plateformes sur ce point à leur égard.
A l’issue de l’état d’urgence sanitaire, il faudra veiller à ce que les mesures d’exception prises par le gouvernement, qui ne sont pas sans conséquences pour les salariés concernés, ne perdurent pas dans le droit commun. Ce d’autant plus qu’une petite musique lancinante appelant les Français à des efforts et à travailler davantage à l’issue de la crise se fait peu à peu entendre, relayée par le Medef, l’exécutif et la droite parlementaire, nous laissant entrevoir le jour d’après qu’ils nous préparent. Ces appels pourraient en effet conduire à un maintien dans le temps des dispositifs permettant d’augmenter le temps de travail des salariés, parfois au-delà des durées maximales prévues par le Code du travail. Ainsi assiste-t-on ces derniers jours, dans cet esprit, à une multiplication des tentatives d’allongement de la durée du travail dans les entreprises, comme c’est le cas au sein du groupe Fnac-Darty, où la direction conditionne le maintien à 100% du salaire des salariés en chômage partiel à un allongement de la durée de travail pendant un an.
Derrière la prise de conscience du caractère essentiel des professions les moins valorisées, la question de la répartition des efforts et des richesses
A l’heure où « les premiers de cordée » sont les premiers confinés, les premiers de corvée appartiennent souvent aux professions les moins valorisées financièrement et les moins considérées socialement : personnels soignants, infirmières libérales, ripeurs, caissiers de supermarchés et livreurs, travailleurs précaires des plateformes numériques, pompiers, policiers. A cet égard, la crise du Covid19 aura donné lieu à une véritable prise de conscience de leur rôle indispensable dans notre société, tout en nous rappelant l’incohérence, à bien des égards, d’une situation dans laquelle les travailleurs en première et en deuxième ligne sont souvent les moins valorisés. C’est ainsi, en filigrane, la question de la répartition des efforts et des richesses qui est à nouveau posée. Une question posée avec une acuité d’autant plus forte à l’heure où les dividendes continuent à pleuvoir dans certaines grandes entreprises comme Vivendi qui, reproduisant la privatisation des profits et la socialisation des pertes à laquelle avait donné lieu la crise de 2008, a placé dans le même temps une partie de ses salariés au chômage partiel, faisant ainsi peser sur la solidarité nationale leur rémunération.
L’un des enseignements de cette crise pourrait donc aussi résider dans la nécessité de mieux répartir les richesses et les profits, en commençant par revaloriser financièrement les professions qui ont porté notre pays dans la crise. Cette revalorisation ne viendra pas seule. En témoigne l’absence de volonté de Bruno Le Maire dans une interview récente de s’engager sur le sujet, le ministre de l’économie préférant esquiver la question de l’augmentation du SMIC et des petits salaires par un appel un peu pieux au versement par les entreprises des secteurs essentiels d’une prime défiscalisée de 1 000 €. Une telle prime est d’ailleurs loin d’être acquise, comme en témoignent les récents articles se faisant l’écho du recul des groupes de la grande distribution sur le sujet. Loin d’avancer en direction d’une telle revalorisation, les élites politiques et économiques libérales préfèrent appeler les français à davantage d’efforts à l’issue du confinement. A cet égard, l’un des enseignements de cette crise pourrait résider dans le fait qu’une partie de nos dirigeants n’en ont à ce stade tiré aucun enseignement en matière sociale. Et que le jour d’après ne se construira pas tout seul.
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