– « Chronique de la Ve République » par Nicolas Matyjasik & Béligh Nabli
L’ampleur de la crise sanitaire est en partie liée aux disfonctionnements, lourdeurs et autres défaillances de la sphère politico-administrative. Or l’arrivée au pouvoir du « nouveau monde En Marche » devait consacrer l’avènement d’un « Etat efficient » calqué sur le monde entrepreneurial, managérial et financier : « La performance ne saurait davantage être un tabou du service public », déclarait ainsi le président Macron, en janvier 2018, lors de la réunion annuelle de rentrée de la Cour des comptes. Un contraste qui se vérifie jusqu’au sein de l’appareil du parti majoritaire : l’horizontalité prônée au départ a rapidement laissé place à un exercice du pouvoir tout en verticalité, incarné par l’hyper-présidentialisme assumé par Emmanuel Macron.
De quoi ce décalage entre discours modernisateur et gestion politique est-il le nom ?
Faire avaliser des actions politiques sous l’apparence de la nouveauté et du progrès n’est pas une chose récente. C’est un maquillage très fréquent. L’art du gouvernement, loin d’être lié à l’avènement d’une rationalité technologique, remonte aux premiers âges de la philosophie. C’est chez Platon que la politique, d’une façon alors tout à fait nouvelle, se trouve définie comme une activité spécialisée, faisant l’objet d’un art (techne), régi par la norme du metrion (juste mesure). Dans cette veine, les gouvernants vont s’équiper d’une palette d’outils pour gouverner, prendre des décisions et déployer leur action. Des entourages vont se constituer, les fameux « conseillers du prince », des connaissances vont être produites, une quête de modernité va être entamée pour donner un sens à la marche du monde.
On retrouve des traces de dispositifs pour toujours « mieux gouverner » dès l’Antiquité puis au Moyen-Âge, avec toujours l’idée de renforcer le pouvoir et d’asseoir sa légitimité. Il s’agit aussi de réduire les incertitudes liées au fonctionnement de la vie politique de la cité.
Comme le montrent les travaux du sociologue Max Weber, c’est une « cage de fer », à base de calcul et de contrôle, qui va se construire dès la fin du 18e siècle, avec l’avènement du capitalisme. Progressivement celle-ci va se doubler d’une « cage de verre », il faut rendre visible et transparente l’action. C’est l’ère de la reddition des comptes.
La période récente, disons depuis le début des années 1980, va encore accélérer ce mouvement, elle va même opérer une sacralisation de la technique : dispositifs de contrôle et d’évaluation sont au cœur des discours néolibéraux. Sous le coup d’une recherche d’efficacité et d’une défiance grandissante des gouvernés, ils s’installent durablement, calqués sur les normes de performance prévalant dans les entreprises, comme si les techniques du management privé étaient solubles dans le secteur public. Des consultants ou autres « spin doctor » vont fournir des recettes du « bon gouvernement » à des acteurs publics dont l’action est de plus en plus sous contraintes économiques et démocratiques.
On entend les sirènes de la fin des idéologies nous chanter que l’orientation partisane des politiques a moins de sens et d’importance que les outils de gestion et de communication.
Le champ politique en redemande, son addiction devenant de plus en plus grande : il faut des « shoots » d’innovation, de nouveauté, de disruption. Les audits et benchmarking, tournent à plein régime. Les dispositifs sont alors accompagnés d’une rhétorique, de mots qui les embaument. Ils puisent leur racine dans le champ du progrès face aux conservateurs. Cela infuse et fait office de politique, c’est devenu une nouvelle idéologie, un concentré même.
Un des points d’orgue de cette course en avant a été la dernière élection présidentielle durant laquelle, le « nouveau monde » a tellement été promu qu’il en est devenu suspect. La querelle des anciens et des modernes a eu lieu : le modèle d’une « start up nation », se fondant sur le modèle de l’entreprise privé, a été déifié face à un État jugé obsolète. C’est aussi au nom d’un prétendu « progressisme » que les promoteurs d’une « prétendue nouveauté » ont alors gagné.
Confrontés aux épisodes récents, et à la gestion d’une crise sanitaire comme nous n’en n’avions peu connu, il convient de regarder leurs actes et leurs discours : où se trouve leur efficacité dans la gestion des stocks de masques qui nous font tant défaut depuis plus d’un mois ? Ont-ils été de bons et performants « managers » dans la mise en place des dispositifs de test et d’anticipation ? Que dire des atermoiements et des voltes faces dans les prises de décision non concertées ? Est-ce cela l’agilité et la transparence tant promues ?
Comment juger ce solutionnisme technologique qui met en avant une application numérique qui rogne nos libertés et qui pose plus de problème qu’elle n’en résout ?
À l’épreuve des faits, la prétendue façon nouvelle de faire de la politique ne tient pas. Elle n’est qu’un artefact. Au contraire, ce sont les solidarités, l’entraide, les actions de métiers « soi-disant » passés de mode qui ont été le cœur de la réponse à cette crise.
L’essentiel aujourd’hui est de ne plus nous laisser attraper par ce marketing politique, il faut le débusquer. Comme le disait à juste titre George Orwell, « Quand on me présente un progrès, je me demande d’abord s’il nous rend plus ou moins humains ».
– Nicolas Matyjasik est politologue. Il a co-dirigé, avec Marcel Guenoun, l’ouvrage En finir avec le New Public Management, éditions IGPDE, 2019.
– Béligh Nabli est juriste et essayiste. Il est l’auteur notamment de L’Etat. Droit et politique, Armand colin, Coll. U, 2017
- Image : Banksy, le «Parlement des singes»,
Nabli Béligh
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