Les grands mouvements sociaux qui ont émergé ces dernières années en France peuvent être vus, à différents niveaux, comme des révoltes contre la violence d’État. Ou plutôt « les » violences. Les Gilets Jaunes ont objectivé l’exaspération d’une frange de la population paupérisée contre la violence fiscale de l’État, accusé de rompre avec le principe d’équité et d’égalité devant l’impôt. Les manifestations contre la réforme des retraites, elles, visent la violence sociale de l’État, dont on incrimine l’inclination néo-managériale et la prédilection pour des intérêts privés minoritaires. Quant au dernier mouvement en date, celui initié par le Comité Adama, il fustige la politique raciste de l’État et sa violence policière. Tous enfin, à quelque degré, dénoncent la dénaturation de la démocratie et son oligarchisation.
« Violent », arme de disqualification massive
En réaction, les « mis en accusation populaire », thuriféraires sélectifs et lunatiques de l’État au gré des enjeux, renvoient à la masse contestatrice l’image de sa propre violence, captée par les chaînes de télévisions relayant poubelles, voitures et trottinettes enflammées. Un jet de grenade lacrymogène et c’est la République qui est menacée d’un coup de force. Passés les épisodes de protestation paroxystiques, une toile de fond discursive, alimentée par la plupart des médias, tapisse la représentation commune de ces insurgés. Par métonymie, on les assimilera aux « quartiers », volontiers qualifiés de « zones de non-droit », « territoires perdus de la République », où la délinquance, érigée en mafia, supplée au retrait de l’État. Le patriarcat y connaîtrait sa plus faste survivance, le viol collectif y serait élevé au rang de coutume locale – et l’Islam, loi de substitution, vient à coup sûr parfaire le tableau.
Dans un registre différent, le peuple des campagnes et des lotissements apparaît sous des traits analogues. Jusqu’aux Gilets jaunes, on lui reprochait moins sa violence physique, que la violence quasi « esthétique » qu’il inflige à ses raisonnables élites. Mauvais goût pour tout, fruste, vulgaire, inaccessible à la raison… Dès lors, comment ose-t-il soupirer après de nouveaux droits ? Comment peut-il s’aviser de prétendre se substituer à son pasteur, ou ne fût-ce que le surveiller et en contrôler les agissements ? D’autant que, désormais, il se fait factieux. On le dit volontiers raciste, xénophobe, homophobe, sexiste – en plus d’une verte indifférence pour l’écologie. Un beauf en somme. Quand bien même rejoint-il des luttes a priori antinomiques de sa rusticité.
Disqualifier le peuple mécontent en lui accolant l’épithète « violent » n’a rien d’une nouveauté. La même idée revient toujours : le peuple est reconnaissable à ses agissements incohérents, passionnés – donc déraisonnables – et funestes. Déjà Cicéron, dans le De Republica, assimile la violence du peuple, cette « multitude insolente et déchaînée », à celle de la mer et des incendies (Livre I, XLII). Ce peuple « qui goûte du sang des grands » et « prostitue l’État tout entier à la fureur de ses caprices » est l’ennemi tout désigné, tant il est sourd aux choses de l’esprit. On ne saurait lui faire entendre raison, cette raison dont ceux qui le dirigent de droit, sinon de naissance, sont les gardiens incontestables. D’ailleurs, il est de coutume d’ornementer le qualificatif « violent » d’attributs plus fleuris (agressif, brutal, déchaîné, enragé, féroce, sanguin(aire), sauvage…), qui contribuent à naturaliser, déshumaniser, ceux que l’on désigne ainsi. D’où la facilité déconcertante avec laquelle le racisme s’est si bien agencé historiquement aux dorures palatiales, et les similitudes entre le contrôle social et les des méthodes de dressage.
La légitimité en question
Mais l’originalité de la période actuelle vient plutôt du renversement opéré par les masses contestataires, qui dénient au prince et à sa cour le privilège de la rationalité, en leur opposant, non un amalgame de passions éparses, mais une rationalité divergente fondée sur leurs intérêts propres. C’est la légitimité même du pouvoir qui est remise en cause, à commencer par son monopole de la violence physique, précisément parce qu’il en fait usage de manière apparemment déraisonnée. Ce sont aussi ses compétences qui, au cœur de la crise sanitaire, se sont révélées inanes et ont éreinté l’image du « gouvernement des meilleurs ». C’est enfin sa déloyauté envers les citoyens qui, de l’affaire Alstom à l’invitation du PDG de BlackRock en plein cœur de la mobilisation contre la réforme des retraites, en passant par le traité de Lisbonne, brise la chaîne de confiance censée unir le représenté à son représentant. Or, les alternances politiques semblent n’y rien changer.
C’est dans ce contexte que l’usage populaire de la violence est à replacer. Quand se diffuse la conviction que les institutions sont cadenassées, que les représentants sont sourds aux attentes citoyennes, et que l’information est filtrée par une poignée de milliardaires proches des autorités politiques, le légalisme perd peu à peu ses adeptes. À l’inverse, la violence physique apparaît comme un recours envisageable contre les maux de la cité, alors que jusqu’à très récemment la possibilité de la violence politique valait automatiquement l’anathème à son défenseur. Plus encore, lorsque la loi, symbole par excellence de l’ordre rationnel républicain, n’est plus même respectée par ceux qui la font et l’imposent, c’est tout l’édifice politique qui risque de trébucher et laisser place au pur rapport de force. En devenant l’instrument d’intermédiation le plus visible entre les autorités politiques et les citoyens, la violence physique de l’État a engagé un processus de brutalisation de la société dont l’effet déjà notable est la mort symbolique du système représentatif dans sa version libérale, qui accouche d’une alternative simple mais terrible : l’autoritarisation de la démocratie ou la guerre civile.
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