– « Chronique internationale » de Béligh Nabli & Charles Thibout
« France is back », clamait le président Macron après son élection en mai 2017. Une prétention au leadership qui tend à se révéler sur la scène méditerranéenne. Reste que le volontarisme affiché contraste avec la réalité de la capacité d’influence française dans cette région du monde. En sus des enjeux liés aux frontières maritimes (« gréco-turco-européennes ») et à l’exploitation de gisements de gaz naturels, les ressorts historiques et politiques de cette crise franco-turque ne sont pas à négliger.
« France is back » … ?
Mue par un idéal de grandeur et de rayonnement universel, la France n’est pourtant qu’une puissance moyenne à l’échelle internationale. Certes la France conjugue des vecteurs de puissance relevant du hard power et de soft power en matière militaire (arme nucléaire, arsenal militaire complet et à la pointe de la technologie grâce à une industrie d’armement moderne, dotée d’une capacité de projection), politique (membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, second réseau diplomatique au monde, une histoire coloniale et postcoloniale qui fournit un réseau d’influence en Afrique, dans le monde arabe, onze millions de kilomètres carrés d’eaux territoriales faisant de la France la deuxième Zone économique exclusive mondiale) et culturelle (rayonnement linguistique et civilisationnel, principale destination touristique mondiale) et économique (cinquième puissance en termes de PIB, salariés parmi les plus productifs au monde). Il n’empêche, la France n’a pas les moyens de peser seule sur la scène mondiale : non seulement son influence dépend de sa capacité de nouer des alliances (de circonstance) avec d’autres puissances, mais ses initiatives dépendent aussi de l’aval des grandes puissances. Cette réalité qui s’est dessinée à partir de la seconde guerre mondiale avant d’éclater au grand jour avec le fiasco de l’expédition de Suez (1956) participe forcément à la définition de notre politique étrangère.
Expression de la souveraineté extérieure de l’État, la politique étrangère d’une entité étatique est déterminée en fonction de ses intérêts propres, de manière théoriquement libre et indépendante. Elle traduit aussi un système de croyances, une certaine représentation du monde. Sous la Ve République, le président, désigné chef des armées, a également pris en main la politique étrangère, donnant naissance à ce qu’on appelle son « domaine réservé » en matière de diplomatie et de défense. La politique étrangère de la France s’articule traditionnellement autour de deux axes : l’indépendance nationale et le multilatéralisme. Or cette ligne « réaliste », guidée par une logique d’intérêt qualifiée de « gaullo-mitterrandienne », accuse une inflexion manifeste depuis les présidences de Nicolas Sarkozy (2007-2012) et de François Hollande (2012-2017). Deux quinquennats interventionnistes et teintés d’un atlantisme/occidentalisme à peine voilé. Une inflexion soutenue au sein même du corps diplomatique, où l’idée du recours légitime à la force militaire pour la défense des valeurs de la « démocratie libérale » s’est largement diffusée auprès d’un groupe de hauts fonctionnaires du Quai d’Orsay marqué par les idées des néoconservateurs américains.
Emmanuel Macron n’a pas hésité à fustiger cet « Etat profond » lors de la traditionnelle « conférence des ambassadeurs » (2019). Il se réclame du reste du gaullo-mitterrandisme et tente de renouer le dialogue avec la Russie. En réalité, l’activisme diplomatique d’Emmanuel Macron relève d’une dialectique résumée par la formule du « en même temps » devenue emblématique du discours présidentiel. En effet, depuis son arrivée à l’Élysée, ses discours comme son action sur les principaux dossiers internationaux assument à la fois les intonations du gaullo-mitterrandisme et du néoconservatisme. Ainsi, d’un côté, dans un contexte mondial propice à l’unilatéralisme, il a tenu – par contraste avec la posture trumpienne et poutinienne – un discours valorisant le dialogue multilatéral dans les dossiers du nucléaire iranien, du libre-échange transatlantique et de la lutte contre le réchauffement climatique. De l’autre, la diplomatie macronienne est faite de « coups d’éclat » aux relents aventuristes. Ainsi en est-il du soutien au maréchal libyen Khalifa Haftar, qui est opposé au gouvernement libyen d’entente nationale (GNA) reconnu par la communauté internationale et soutenu par la Turquie. Un pari politique et un jeu « en solo » sanctionné par la réalité du terrain militaire, puisque le rapport de forces sur le terrain s’est inversé en quelques mois, le maréchal rebelle se retrouvant en position de faiblesse. La France se retrouve ainsi isolée sur un dossier libyen où le président Macron s’était particulièrement investi pour jouer à la fois le rôle d’entremetteur et d’arbitre… Partant, l’intervention de la France aux côtés de la Grèce intervient dans un contexte de tensions croissantes entre la Turquie et la France, liées notamment à des intérêts divergents en Libye et en Méditerranée orientale. Au-delà du cas de la France, c’est la Méditerranéenne elle-même qui signe un retour dans la géopolitique mondiale.
« Méditerranée is back … ! »
Certes, depuis les grandes conquêtes du « Nouveau Monde » aux XVIe et XVIIe siècles, la Méditerranée n’est plus le pivot des relations internationales ; elle n’est ni au cœur de l’échiquier du « grand jeu » qui oppose désormais les États-Unis et la Chine, ni le centre de gravité du mouvement de mondialisation économique dont le curseur de la puissance se situe dans un espace transpacifique et asiatique. Pourtant, la Méditerranée n’est pas sortie de l’Histoire, elle est dotée d’une géographie qui ne la disqualifie pas dans notre monde globalisé. Malgré son caractère quasi fermé, la mer Méditerranée est un point de jonction entre trois continents accessibles depuis l’ensemble du globe (à travers le détroit de Gibraltar et le canal de Suez). Elle représente une voie d’accès aux principales réserves mondiales d’hydrocarbures dans la région du Moyen-Orient et du Golfe. Une donnée stratégique qui prend un relief nouveau depuis les découvertes de réserves de gaz naturel et de pétrole en Méditerranée orientale (au large des côtes chypriotes, grecques, israéliennes, palestiniennes, libanaises, syriennes). Le développement d’une nouvelle région d’exploitation offshore d’hydrocarbures est susceptible de modifier la carte énergétique mondiale.
La Méditerranée représente aussi et surtout une caisse de résonance d’un « état du monde » tout en contraste : la région voit sa face orientale s’affirmer comme nouveau pôle énergétique mondial, alors que la Méditerranée s’impose dans le même temps comme l’un des « hot-spots » du changement climatique ; l’irruption de forces djihadistes et d’organisations criminelles traduisent la montée d’idéologies qui se nourrissent des déstabilisations et déstructurations provoquées notamment par des interventions militaires occidentales (Afghanistan, Irak, Libye) ; les soulèvements populaires qui ont traversé ses rives sud et est en 2011 ont accouché d’une expérience unique de démocratisation d’un régime arabe (Tunisie), mais aussi sur des guerres civiles (Libye, Syrie et Yémen) qui affectent la paix et sécurité régionales et internationales, et continuent de nourrir un phénomène migratoire transnational historique.
Conscient de cette nouvelle centralité stratégique de la Méditerranée – du point de vue de l’Europe en général, et de la France, en particulier –, Emmanuel Macron affiche une double ambition européenne et méditerranéenne. Mieux, les idées de « souveraineté européenne » et d’« Europe puissance » auxquelles il semble attacher réévaluent la place de l’espace méditerranéen dans notre espace géostratégique. Une analyse confortée par le discours présidentiel prononcé le 13 juillet 2020 à l’Hôtel de Brienne : « Le théâtre méditerranéen est pour nous, aujourd’hui et dans les mois qui viennent, une autre priorité. Plus encore, c’est un enjeu crucial pour l’Europe aujourd’hui et demain car cette mer commune est un pont entre l’Europe et des zones de tensions qui ne cessent de s’intensifier […] Nous parlons là de notre voisinage, de notre sécurité, de notre stabilité. C’est pourquoi j’appelle au développement d’une véritable politique européenne pour la Méditerranée. C’est à mon sens une nécessité et une urgence ». Il convient en somme de conjuguer deux ambitions : l’ « Europe puissance » et « la France-puissance méditerranéenne ». Au risque de renouer avec le fantasme de « la France gendarme régional » ?
Si du point de vue strictement géographique, la France est plus atlantique que méditerranéenne (avec un littoral sud qui la rattache à la fois à la rive nord de la Méditerranée et à sa façade occidentale), son histoire est intimement liée au monde méditerranéen, comme l’attestent le rôle prédominant des « Francs » dans les diverses croisades lancées sur les rives est et sud, le Traité d’Alliance entre François Ier et l’Empire Ottoman de Soliman le Magnifique, l’expédition de Bonaparte en Egypte, la réalisation du Canal de Suez et surtout l’instauration à partir du début du XIXe siècle de la puissance coloniale/mandataire sur les rives sud et est de la Méditerranée. Le pourtour de la Méditerranée était inscrit dans le projet d’expansion de la France depuis la fin du XVIIIe siècle et l’expédition de Napoléon Bonaparte en Égypte. Républicaine ou impériale, la France déploya son ambition de puissance en Méditerranée occidentale (colonisation, protectorat) et en Méditerranée orientale (puissance économique et culturelle, mandat) sous différentes formes qui trouvent néanmoins leur unité dans la quête de l’influence/du rayonnement international.
Aujourd’hui, si la situation libanaise a offert l’opportunité au président de la République de renouer avec un discours et des images qu’on pensait révolus, le bras de fer engagé avec la Turquie en Méditerranée orientale correspond mieux à la réalité de notre temps. Officiellement, la France a renforcé sa présence militaire dans la région afin de faire « respecter le droit international » en Méditerranée et d’assurer un soutien à la Grèce. Des déploiements aériens et des exercices maritimes en soutien aux forces grecques, qui viennent eux-mêmes renforcer la frégate Lafayette déjà déployée dans la région dans le cadre de la présence permanente française en Méditerranée orientale pour lutter contre le groupe Etat islamique en Syrie. Reste que cette confrontation ne saurait trouver une solution d’ordre militaire. Elle suppose une unité ou du moins un soutien européen, qui fait encore défaut à la France (et à la Grèce) : les intérêts divergents des acteurs européens rendent toujours aussi utopique une stratégie euro-méditerranéenne commune. Un soutien à la Grèce dont les ressorts commerciaux se dessinent depuis l’annonce d’un contrat de vente de 6 avions rafales neufs et de 12 autres d’occasion …
Géopolitique de la Méditerranée et politique intérieure
Les considérations d’ordre politique interne ne sont pas à négliger néanmoins, notamment au regard de la droitisation du discours élyséen et sa focalisation sur la question de l’islam. La Turquie d’Erdoğan incarne ici la figure fantasmagorique dont les racines historiques remontent au développement des relations diplomatiques entre le royaume de François Ier et la Sublime Porte de Suleyman Le Magnifique, au début du XVIe siècle. Celles-ci annoncent l’ère de l’orientalisme artistique et la (re)mobilisation du concept de « despotisme oriental ». Au XVIIIe siècle, l’Empire ottoman symbolise le despotisme oriental, despotisme absolu qui fait office alors de repoussoir commode des Lumières pour classer les gouvernements et les civilisations faire-valoir des régimes européens, moins arbitraires, plus démocratiques. La réflexion sur l’Autre/Oriental est ainsi instrumentalisée à des fins de politique interne (la critique – chez Montesquieu en particulier – de la monarchie absolue en l’occurrence).
Le contexte actuel est particulièrement propice à la réactivation de ce genre de représentation. D’un côté, le discours nationaliste et la dérive autoritaire du président Erdoğan se nourrit d’un passé impérial et de la doctrine islamo-conservatrice de son parti l’AKP. De l’autre, les discours des élites politiques françaises (notamment dans le cadre de l’intégration européenne et la perspective d’une adhésion de la Turquie à l’UE) tendent à réduire la Turquie à une menace extérieure aux ramifications intérieures sur fond de montée du discours sur le « séparatisme » (musulman s’entend). Conjuguant culturalisme et essentialisme, le postulat de ce type discours qui né à l’extrême droite pour se diffuser sur l’ensemble de l’échiquier politique français tient en quelques mots : l’identité musulmane – enracinée de l’autre côté de la Méditerranée – est foncièrement incompatible avec la civilisation occidentale et constitue une menace pour la République. Au-delà du cercle des politiques et autres « polémistes médiatiques », cette tendance se vérifie parmi certains géopoliticiens. Le cas de la figure tutélaire que représente Yves Lacoste est symptomatique ; il conclut ainsi son ouvrage sur la Géopolitique de la Méditerranée (2006) par ces propos édifiants : en France, les dirigeants islamistes ont pour objectif stratégique de regrouper les populations musulmanes « sur des territoires restreints, dans des quartiers réservés aux musulmans et où ils seront majoritaires, sous contrôle des imams. C’est pourquoi on peut considérer que la concentration des populations immigrées et de leurs enfants dans certains quartiers urbains ne correspond pas seulement au jeu du marché immobilier, mais résulte d’une véritable stratégie géopolitique dont il importe de prendre conscience des dangers. Cela pose en vérité et au premier chef le problème géopolitique de la Nation » (p. 471)…
La nouvelle centralité géopolitique de la Méditerranée mérite de réévaluer la représentation de cet espace, que beaucoup tentent de réduire à un théâtre fantasmagorique d’un conflit de civilisations entre deux blocs imaginaires qualifiés de mondes « occidentalo-chrétien » et « arabo-musulman »…
– Charles Thibout, chercheur associé à l’IRIS, et Béligh Nabli, auteur de «Géopolitique de la Méditerranée» (Armand Colin, 2015).