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Todorov : « depuis plusieurs siècles, l’Occident est animé par un esprit messianique »

En hommage à Tzvetan Todorov (1939-2017), Chronik publie un entretien initialement paru dans « L’ENA hors les murs », la revue mensuelle des anciens élèves de l’ENA. L’entretien fut conduit par Karim Emile Bitar*. Dans cet entretien réalisé en 2011, Todorov revenait sur les printemps arabes, la guerre en Libye et les méfaits du messianisme et du terrorisme.

***

Karim Bitar : Vous avez été, avec Rony Brauman, l’un des rares intellectuels français à mettre en garde contre les dangers de l’intervention en Libye.

Tzvetan Todorov :  Je rappelle les raisons de mon opposition à cette intervention. Celle-ci était provoquée, on s’en souvient, par l’imminence d’un massacre, celui que les forces armées de Kadhafi allaient commettre en écrasant des manifestants hostiles au gouvernement. Comme la plupart des observateurs, je suis révulsé à l’idée d’un bain de sang punissant l’expression d’une opinion critique. Mais l’action politique, on le sait au moins depuis Max Weber qui distinguait l’éthique de conviction du moraliste de l’éthique de responsabilité de l’homme politique, ne peut se contenter du sentiment d’indignation, elle doit être guidée également par une évaluation réfléchie des conséquences probables des initiatives prises. Dans ce cas précis, il était possible d’envisager une intervention ponctuelle, détruisant les armes qui menaçaient Benghazi assiégée ; elle aurait laissé ensuite les partis en présence chercher par eux-mêmes une sortie du conflit. Le problème, c’est que, s’il est relativement facile de commencer une action militaire, il est beaucoup plus difficile de l’arrêter. L’intervention militaire a sa propre logique qui domine les raisons initialement invoquées : elle vise « la victoire ». Et c’est bien ce qui s’est produit. L’objectif de départ – empêcher le massacre – a été atteint dès la première frappe ; mais l’action devait se poursuivre. Les gouvernants occidentaux ont alors formulé un nouvel objectif, nullement présent dans la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU qui autorisait la frappe (et dont la légitimité pouvait déjà être contestée), à savoir déposer Kadhafi. Ce nouveau but s’est avéré beaucoup plus difficile à atteindre. Des milliers de bombardements ont provoqué des milliers de victimes et le départ d’autres milliers vers les pays voisins.

KB : En effet, la guerre a fait plusieurs dizaines de milliers de morts, les rebelles sont divisés et ont eux-mêmes commis de graves violations des droits de l’homme dénoncées par Human Rights Watch. Comment expliquez-vous que moins de 10 ans après le fiasco irakien, l’Occident décide de repartir la fleur au fusil et d’intervenir militairement en Libye ? Pourtant, le secrétaire d’Etat américain à la défense Robert Gates avait lui-même déclaré que quiconque suggèrerait à un président une nouvelle intervention militaire dans le monde arabe devrait se faire soigner pour maladie mentale. Quels sont les mécanismes qui expliquent cet état d’esprit qui perdure et qui semblent obéir à une même logique depuis l’expédition de Bonaparte en Egypte en 1798 ?

TT : Tout se passe comme si on n’avait tiré aucune leçon des interventions précédentes, celles d’Afghanistan et d’Irak. Le manque évident de réflexion qui a précédé l’engagement militaire nous place à l’opposé de toute « éthique de responsabilité ». Sur la foi de propos rapportés par des journalistes, on a décidé que les opposants à Kadhafi étaient des « démocrates », alors que leurs dirigeants sont des anciens dignitaires de son régime : son ministre de l’Intérieur, responsable de répressions sanglantes, et son ministre de la Justice, responsable entre autres de l’affaire des « infirmières bulgares ». Bien évidemment, personne ne peut garantir que le mouvement initial de protestation, qui réclamait des libertés civiques et de la justice sociale, ne sera pas noyauté et dominé par les groupes islamistes, mieux organisés que les autres. La « guerre humanitaire » annoncée – un concept en lui-même bien problématique – s’est trouvée remplacée par un conflit d’une tout autre nature, dont on peut se demander s’il ne s’agit pas en réalité d’un donnant-donnant plus prosaïque : les insurgés demandent à l’OTAN de les installer au pouvoir, à charge pour eux d’assurer l’Occident d’un libre accès aux réserves énergétiques du pays. Depuis ce moment initial, les insurgés ont commencé à s’entredéchirer, l’ancien ministre de l’Intérieur, Younes, a été assassiné – est-ce parce que la prise du pouvoir se rapproche ?

Comment s’expliquer l’aveuglement qui a présidé à cette intervention ? Sans même chercher d’éventuels avantages matériels (le pétrole), on peut remarquer que, depuis plusieurs siècles, l’Occident est animé par un esprit messianique qui se traduit par une conviction largement partagée, celle de constituer la partie du monde la plus avancée et la plus parfaite ; et par la décision d’apporter ce bien aux autres, même s’ils n’en veulent pas : c’est parce qu’ils ne savent pas ce qui leur convient le mieux ! Une conviction qui semble étayée par les succès technologiques, économiques, militaires des pays occidentaux : les hommes aiment parer leur force supérieure des couleurs de la vertu. Ce messianisme s’est manifesté, au XIXe siècle, par les guerres napoléoniennes et les conquêtes coloniales. Plus tard, il a connu une tout autre incarnation : celle du projet communiste, qui devait apporter la félicité à tous les peuples de la terre. Depuis la fin de la guerre froide, nous assistons à une troisième vague de ce messianisme politique : ce sont les guerres conduites au nom de la démocratie et des droits de l’homme. Le cas de la Grande-Bretagne et de la France, pays qui dominent la coalition engagée en Libye, est un peu plus spécifique. Ces deux pays étaient les grandes puissances coloniales d’il y a cent ou deux cents ans, ils sont devenus aujourd’hui des puissances moyennes qui doivent tenir compte de la volonté de plus forts qu’elles. Or voici qu’une occasion leur est offerte de montrer leurs capacités militaires et de jouir de l’impression qu’ils gèrent de nouveau les affaires du monde. Quand on entend ou lit que « le destin de la Libye se joue entre Paris et Londres », on a l’impression d’être revenu un siècle en arrière, lorsqu’en effet les chancelleries européennes décidaient de ce qu’allaient devenir les pays d’Afrique ou d’Asie du Sud.

KB : L’année 2011 a également été celle de la mort d’Oussama Ben Laden. Vous avez beaucoup écrit pour dénoncer les ravages de la « guerre contre le terrorisme » déclenchée par l’administration Bush. Vous avez notamment dénoncé la légitimation de la torture et toutes les dérives rendues possible par cette « peur des barbares » à laquelle vous avez consacré un ouvrage remarqué. L’administration Obama n’a rompu qu’en partie avec cette vision du monde et beaucoup reste à faire. Comment agir pour sortir définitivement de ces logiques destructrices et d’empêcher que ces vieux démons ne resurgissent ?

TT : On ne regrettera pas la mort de Ben Laden, mais il n’est pas sûr que cela signifie en même temps la fin du terrorisme. Ben Laden en était le symbole beaucoup plus que le chef, et le terrorisme islamiste, dont il est question ici, n’est pas un mouvement centralisé, dirigé par un chef unique. Ce phénomène résulte plutôt de la conjonction de plusieurs mutations de fond. L’une d’entre elles est liée à la démocratisation de la technologie, qui fait qu’il est relativement facile aujourd’hui de se procurer, à bas prix, armes et explosifs (on en a encore eu la preuve pendant l’été 2011, avec les attentats en Norvège). Une autre résulte de la globalisation, non tant de l’économie, que de l’information : les nouvelles sont diffusées instantanément dans tous les coins du globe, les ressentiments et les identifications par projection se propagent à la vitesse de la lumière, et c’est ainsi que les habitants des banlieues de Manchester ou de Lyon se déclarent prêts à venger dans le sang les humiliations subies par leurs frères de langue ou de religion qui habitent Kaboul, Bagdad et Gaza. D’un autre côté, les méfaits du terrorisme sont entretenus par l’action des gouvernements occidentaux eux-mêmes qui, au nom de la guerre contre le terrorisme, ont acquiescé aux pratiques de torture, ou qui les ont même légalisées. Ils ont aussi adopté des mesures discriminatoires envers leur population, encourageant ainsi la xénophobie et le populisme d’extrême droite. Les Etats-Unis d’Obama ont interdit la torture, mais les camps où sont détenus sans jugement leurs captifs (qui ne sont pas tous des anciens combattants) sont toujours en activité, et toutes les pratiques illégales n’ont pas été interrompues.

Peut-on espérer que disparaissent un jour ces comportements autodestructeurs ? La violence et les agressions ne vont pas s’évanouir de la surface de la terre comme par enchantement. Mais assurer sa sécurité ne signifie pas céder à la paranoïa et à la manie de persécution. La société a besoin d’une police efficace, non d’incitations à l’intolérance. A cet égard, les élites politiques et médiatiques ont un rôle à jouer, en contribuant à l’éducation de ceux qui les écoutent et les regardent. Sur le plan international, l’évolution vers un monde multipolaire pourrait devenir la garantie de ce que plus aucun pays ne se considère comme chargé par la Providence d’une mission particulière, celle d’apporter aux autres la civilisation ou le salut, celle éventuellement de devenir leur gendarme.

KB : Le regard que l’Occident porte sur le reste du monde semble changer assez peu, finalement, de même que les discours que l’Occident produit sur les « autres ». Toute une tradition philosophique occidentale, de Montaigne à Lévi-Strauss, en passant par Spinoza et Adorno, incite pourtant à l’autocritique, à « penser contre soi-même », à ne pas essentialiser et réifier les autres civilisations, à se méfier des discours simples sur la civilisation et la barbarie. Il n’en reste pas moins que les nationalismes et populismes ont toujours le vent en poupe. Comment expliquer ce paradoxe ? 

TT : Le problème, c’est que les leçons de morale n’ont qu’une très faible prise sur les comportements humains. Ce n’est pas parce que je ne sais quel sage a recommandé de se comporter de manière équitable qu’on va tous suivre son précepte… Si tel n’avait pas été le cas, le terre serait déjà peuplée exclusivement par des anges (ou une autre espèce équivalente) : les bonnes recommandations n’ont jamais manqué, dans aucune civilisation, aucune religion. Les comportements égoïstes, la passion du pouvoir ont des racines profondes qu’on ne saurait extirper. Le messianisme, le populisme, le néolibéralisme correspondent à des pulsions largement partagées, ils ne sont d’ailleurs pas étrangers aux valeurs qui nous font aimer la démocratie : le progrès, le pouvoir populaire, la liberté. En bonne démocratie, ces différentes forces parviennent à se limiter mutuellement. Notre monde est menacé par la tentation de la démesure, l’hubris, nourrie par les succès fabuleux de notre technologie. Les différents accidents, catastrophes et crises dont nous sommes témoins aujourd’hui finiront peut-être par nous inciter à un peu plus de modération. 

KB : Compte tenu de ces perspectives, comment avez-vous accueilli les révolutions arabes de cette année 2011 ? Dans quelle mesure vous semblent-elles porteuses d’espoir ? Quels sont à vos yeux les principaux écueils à éviter ? 

TT : Je ne suis pas sûr que le mot de « révolution » s’applique bien ici, dans la mesure où, là où ces événements ont été suivis de résultats, en Tunisie et en Egypte, les dictateurs ont accepté finalement assez vite d’abandonner leur pouvoir. Peu importe : quelle que soit la catégorie dont ils relèvent, ils ont suscité des réactions enthousiastes, qui me paraissent légitimes. Ils ont montré d’abord que la population de plusieurs pays arabes partage les aspirations des autres peuples, notamment européens ; ni la civilisation arabe, ni la religion musulmane n’empêchent d’éprouver l’attrait de la démocratie. Ils nous ont livré aussi une leçon de théorie politique : cette population rejette la démocratie qu’on lui impose par des bombardements, en l’accompagnant de l’occupation du pays ; elle la défend, au contraire, quand elle-même est à l’origine de la demande. Quant aux régimes dictatoriaux et corrompus, qui se sont maintenus longtemps grâce au soutien actif de l’Occident, ils ne suscitent aucun regret.

L’issue du processus engagé au cours de ce printemps reste incertaine. Les écueils qui guettent le mouvement sont nombreux. L’un est la tentation de pureté, qui nous pousse à éliminer tous ceux que nous jugeons responsables de notre misère précédente. Elle prend la forme de procès politique et d’épuration systématique des anciens privilégiés. J’espère qu’on évitera les punitions physiques ; en revanche, les biens mal acquis doivent être confisqués et rendus aux Etats, qui les mettront au service de la population. Un autre écueil est celui de l’extrémisme, de la surenchère dans la voie de la révolution, comme cela s’est produit en France au XVIIIe siècle et en Russie au XXe. Une autre difficulté encore vient de ce que l’idée de démocratie est parfois perçue comme une importation de l’Occident : le bon équilibre entre valeurs communes et autonomie de la volonté ne sera pas facile à trouver.

Nous n’en sommes pas encore là. Retenons pour l’instant cet élan populaire qui a fait vaciller des potentats jusqu’à hier intouchables, cette aspiration à la liberté individuelle, à la justice sociale, à l’Etat de droit, qui a fait prendre des risques aux manifestants, et qui a été couronnée de succès. On se met à rêver à un mouvement parallèle en Occident, qui permettrait de retrouver le sens des véritables valeurs démocratiques. Le printemps arabe n’est pas seulement le reflet d’idées défendues en Europe, il peut aussi devenir un exemple pour nous.

 * Karim Emile Bitar, ancien élève de l’ENA, directeur de l’Institut des sciences politiques de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, directeur de recherche à l’IRIS, professeur à l’Ecole Normale Supérieure de Lyon” et membre du collectif Chronik.

Karim Emile Bitar

Karim Emile Bitar

est ancien élève de l’ENA et diplômé de l’IEP de Paris, de la Sorbonne et des universités McGill et Harvard. Il est directeur de recherche à l’IRIS, spécialiste du Moyen-Orient et de la politique étrangère des Etats-Unis.
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est ancien élève de l’ENA et diplômé de l’IEP de Paris, de la Sorbonne et des universités McGill et Harvard. Il est directeur de recherche à l’IRIS, spécialiste du Moyen-Orient et de la politique étrangère des Etats-Unis.

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