- Par Ines Daif*, journaliste en reportage en Syrie.
Lâchés par les Etats-Unis, les kurdes syriens peuvent-ils se tourner vers le régime de Bachar Al-Assad pour pérenniser leur projet révolutionnaire et se défendre contre le belligérant turc ? Telle est l’une des questions posées dans la Syrie « post-Daech ».
La décision de Donald Trump est sans appel. Le retrait de 90 % des troupes nord-américaines risque de laisser les kurdes syriens – autonome de facto – esseulés face à leur projet « révolutionnaire démocratique » et aux hypothétiques attaques turques. Une question s’ouvre : et si ils n’avaient d’autre choix que rechercher un règlement en interne, avec le régime syrien ? C’est ce qu’a sous-entendu Salim Muslim éminent dirigeant de la fédération démocratique de la Syrie du nord (Rojava)(*), le 21 janvier, en affirmant que la porte était ouverte au dialogue avec le gouvernement syrien. Cette déclaration est survenue après la proposition américaine d’instauration d’une zone tampon sécuritaire dans le nord syrien, dont le contrôle a directement été réclamé par la Turquie. Ce que redoutent les kurdes syriens, qui proposent une « gérance » Onusienne. Aldhar Khalil, haut dirigeant du Rojava explique, fin janvier : « La coalition, les russes et le régime ne souhaitent pas d’une gouvernance turque. ». Il poursuit, « pour le moment les kurdes de Syrie n’ont pas débuté officiellement les négociations avec le régime ». Les dernières datent de l’été 2018 et ont échoué. « On a proposé le lancement, et on prépare les discussions avec la coordination et la garantie Russe. La Russie sera le médiateur assurant que Bachar Al-Assad protège notre zone et sauvegarde nos acquis depuis 2011. Si ce n’est pas aujourd’hui, il faut absolument qu’on négocie avec le régime dont on ne peut pas s’écarter, au contraire » concède Aldhar Khalil.
Déjà, le sommet sur l’avenir de la Syrie, à Istanbul, s’est déroulé en novembre 2018, sans la représentation de groupes politiques syriens, et sans aucune déclaration officielle sur celui de la fédération démocratique de la Syrie du nord (Rojava). Leur branche armée liguée à des forces arabes et assyriennes (FDS : Forces démocratiques syriennes), qui vient de délivrer le dernier bastion syrien de Daech, Baghouz, combat au sol depuis 2014 au côté de la coalition menée par les nord-américains. Au lendemain du sommet, des positions des alliés kurdes syriens, proches de Kobane ont été pilonnées par les turcs. Sans commentaires de La France ou de l’Allemagne, présents à Istanbul, alors membres de l’alliance internationale. A cette période, en automne, Aldhar Khalil interrogé à Qamishli, était catégorique : « le futur du Rojava – autonome de facto- se tractera en lien avec Baschar Al-Assad ». Son constat, prompt, survenait avant l’annonce officielle américaine de repli d’une partie des troupes, puisque 200 militaires devraient y demeurer. Quels sont les rapports entretenus par les kurdes avec le régime ? Entre désunions et tentatives de dialogues, les interactions et intérêts des parties sont complexes. « Ce qui définit la relation qui nous lie au régime, est le chantage », assène Nesrin Abdullah, assise sous un cliché de combattantes YPJ pris sur le front de Raqqa, en octobre 2018, un an après sa libération. Le ton est donné par la porte-parole de la branche des femmes du bras armé de la Fédération, lorsque la question des négociations mises en œuvre à l’été 2018 avec le régime est avancée. Elle cite l’exemple de la perte d’Afrine, un des trois cantons du Rojava, en mars dernier, lors de ladite opération Rameau d’olivier turque. « Nous avons eu des contacts avec le Régime, car il ne faut pas oublier que le territoire kurde sans reconnaissance d’indépendance, est avant tout syrien. Damas voulait nous aider si en échange on leur rendait Afrine. Ils ont envoyé des brigades officieuses tuées lors d’une frappe. Ils n’ont pas réclamé les corps », confie-t-elle. « Finalement, ce qui est clair, c’est que les Russes et la Turquie avaient déjà formulé un accord entre eux. Damas n’avait aucun pouvoir face aux Russes. Ces derniers, et les iraniens tentent de s’implanter au Rojava, en vain », commente-t-elle. Mais pour combien de temps ? La décision américaine pouvant amorcer le phénomène. Puis, Nesrin Abdullah souligne les velléités du régime de récupérer Raqqa, anciennement sous la gouvernance de Baschar Al-Assad puis de l’ASL (Armée syrienne libre) : « Raqqa, Tabqa, Deir-el-Zor, sont des régions que le régime veut encore négocier, or nous les libérons de Daech et nous les contrôlons sans les coloniser, pour les protéger. On ne cèdera pas ! surtout que la population ne veut pas du régime, mais de nos forces » surenchérit celle qui a représenté le Rojava lors d’un déplacement à L’Elysée fin mars 2018.
Des négociations en échec
Les négociations officielles pour la reconnaissance de la Fédération avec le gouvernement syrien ont finalement avorté à la fin de l’été 2018. Econduits, les Kurdes syriens pouvaient un temps se reposer sur l’annonce du prolongement transitoire de l’attache nord-américaine dans la zone. Cette instance est rompue. Ilham Ahmed, co présidente de l’organe politique et décisionnel de la Fédération, le Conseil Démocratique syrien, qui conduisait les négociations affirme à AÏn Issa, nouveau siège politico-administratif implanté dans la zone de Raqqa, en octobre 2018, plus modérée : « si nous sommes inclus et reconnus dans une nouvelle Constitution syrienne nous serons protégés des turques. Lors des négociations, nous avons proposé une nouvelle constitution syrienne basée sur un fédéralisme applicable à la région, la petite Syrie, et qui pourrait s’étendre à la grande Syrie… ». Les kurdes craignent que La situation à Afrine, considérée en Droit international comme une occupation au regard des conventions de La Haye et Genève s’étende. L’armée gouvernementale et les forces Russes sont aujourd’hui à la périphérie de Manbij, après une demande de renfort des kurdes. La zone concentrant une base américaine est lorgnée par la Turquie. Depuis l’invasion d’Afrine, dans la zone de Qamishli, des tunnels se construisent. Avec la fin de la circonscription territoriale de Daech, les Kurdes échangent les armes contre des tractopelles, en vue de se protéger d’une éventuelle attaque turque. « Nous avons appris d’Afrine, et nous avons mis en place des tactiques à partir de l’analyse des 70 procédés d’attaques turques qu’ils ont utilisés. Les tunnels nous avaient permis de résister 58 jours. Ils serviront aux civils et à nos forces armées » révèle Nesrin Adbdullah en mars 2019 à Qamishli.
Une partie de la population kurde était prête début juillet 2018 à accueillir le régime sous le modèle de Qamishli, capitale de la Fédération, où une enclave est sous le contrôle du gouvernement syrien, ainsi que l’aéroport. Une présence « symbolique, accordée pour ne pas diviser la Syrie », selon un haut responsable du Rojava. A Kobane par exemple les portraits d’Ocalan, chef du PKK dont émane le PYD, parti majoritaire du Rojava, se faisaient plus rares. Des bâtiments administratifs étaient prêts à être mis à disposition, et des allocutions ne se menaient plus en kurde, mais en arabe, signalant « que l’ennemi était la Turquie non Baschar Al-Assad ». L’atmosphère a changé radicalement après l’échec des négociations estivales. Qamishli a été témoin d’un incident belliqueux entre les forces kurdes et celles du régime, faisant une dizaine de morts. En sus, le gouvernement syrien a gelé en octobre les salaires de plus de 500 fonctionnaires qui refusaient de faire un second service militaire dans la zone de Qamishli.
De réelles dissensions
« C’est une stratégie de mainmise de la part du régime », dénonce Nesrin Abdullah. Pour Ilham Ahmad, si la tentative de dialogue de l’été 2018 n’a pas abouti, « c’est parce que le régime veut un pouvoir concentré. C’est un système dictatorial. Il refuse un fonctionnement démocratique basé sur le fédéralisme, ici, et pour toute la Syrie. ». Ravisée, elle souhaite une simple reconnaissance des cantons, alors que le Ministre des affaires étrangères syrien Walid alMoalled a réclamé mi-octobre 2018 l’arrêt du projet de la région auto-administrée du Rojava. Déclarant que le gouvernement s’affairera après Idlib, et sans l’aide des turcs considérés comme occupants, d’étendre la souveraineté à l’Est de l’Euphrate.
Raqqa, future ville disputée ?
Le conseil démocratique kurde syrien a initié un gouvernement provisoire en septembre 2018 sans consultation de la population. Ce « conseil central » est étendu à Raqqa, Tabqa, Deir-el-Zor avec 77 représentants des différentes ethnies et religions de la mosaïque nord-est syrienne. Raqqa est un des emblèmes des discordes entre les deux parties et de la négligence humanitaire de la coalition avec des destructions causées principalement par les frappes aériennes de la coalition. La ville libérée il y a un an par les forces démocratiques syriennes de la Fédération connaît d’après Nesrin Abdullah des escarmouches. A vocation déstabilisatrice, ils seraient fomentés par des pro régimes et souvent imputés aux cellules dormantes de Daech. La question est plus profonde. L’ancien fief de Daech, majoritairement arabe, est un exemple de ville disputée. Le Régime souhaite la recouvrer alors qu’en concomitance un parti politique a été lancé en février dernier : le parti syrien de l’avenir se voulant inclusif.
La semaine de la libération a débuté par un meeting du Parti syrien de l’avenir sous l’assistance de la nouvelle Maire Kurde, L. Mustafa dans le tristement célèbre stadium qui enferme en mémoire les sévices innommables des prisonniers de Daech. Des enfants natifs de Raqqa brandissant un drapeau du parti syrien de l’avenir aux similitudes troublantes avec celui du PYD, suivent la manifestation où sont scandés des « Apo », surnom d’Abdullah Ocalan, leader du PKK dont émane le PYD, emprisonné depuis vingt-an sur l’île turque d’Imrali. L’ancienne capitale de Daech en majorité arabe est un exemple de ville disputée. Comme prise en étau, Le Régime souhaite la recouvrer alors qu’en concomitance, ce parti politique lancé en février dernier, devient un étendard hégémonique politique dénoncé par une partie des habitants. Il serait pour eux tenu officieusement par le PYD Kurde, par le biais de Zohat Kobani, sous la houlette du PKK dont il est un satellite. A Raqqa une partie de la population est inquiète et divisée sur la volonté de gouvernance souhaitée. Un mouvement clandestin pro Régime est apparu, nommé La Résistance populaire de Raqqa et de l’Est de Raqqa, invasif à l’égard des Etats-Unis et la France.
Les mésintelligences de la zone rappellent les dissensions entre le parti démocratique kurde irakien et le gouvernement irakien, avec la question des territoires contestés au moment des récupérations territoriales après l’évincement de Daech et le référendum d’indépendance des kurdes irakiens mené par M Barzani, leader du PDK (parti démocratique du kurdistan). Pour la représentante du bras armé des femmes les velléités de Damas de récupérer Raqqa, Tabqa, Deir-el-Zor, anciennement sous leur gouvernance vont se matérialiser de jour en jour, et font l’objet d’une volonté unilatérale de négociation. Or, pour Nesrin Abdullah, « la libération de ces territoires n’équivaut pas à une colonisation mais à un contrôle légitime souhaité par la population qui refuse le retour du Régime ». Quelle compromission de sortie de crise est possible ? Une activiste témoigne des différentes vagues de répression concrétisée par des disparitions familiales, sous Baschar, puis sous Daech. Actuellement la coercition viendrait des FDS. Son activisme la menace, et sa confiance est annihilée. Elle ne peut ni se référer au Régime, ni aux kurdes syriens. Pourtant seuls protagonistes. Le 14 février 2019 elle est violemment agressée à son domicile par trois hommes masqués. Elle accusera les FDS.
Pour le géopolitologue Gerard Chaliand : « les Kurdes de Syrie savent qu’ils n’ont rien à faire à Raqqa, surtout vis-à-vis de leurs rapports compliqués avec les arabes de la région. Mais ils conservent Raqqa comme monnaie d’échange avec le Régime qui souhaite reprendre la ville. ».
Raqqa est un exemple d’analyse, sur ce qui peut advenir dans la zone de Deir el zor libérée a posteriori, beaucoup plus tribale. Déjà des sources informent que des accords pourraient être conclus entre des Tribus sunnites incluses au sein des FDS, comme la Tribu Shammar, et le Régime en court-circuitant les Kurdes syriens.
A l’avenir, de nouvelles négociations pourraient-elles s’entrevoir ? « L’ouverture des dernières négociations d’été 2018 a été acceptée par le régime pour séduire les occidentaux comme propagande ; ou alors tel un jeu politique, pour pouvoir négocier avec l’opposition syrienne qui a donné comme condition de dialoguer en amont avec nous, les kurdes. Ou bien Bachar Al Assad nous sachant affaiblis a voulu nous faire accepter plus … », analyse Aldar Khalil, en octobre 2018, à Qamishli. Il avait proposé le soutien des FDS à l’armée gouvernementale à Idlib, une des dernières parcelles djihadistes. Le terme affaibli est d’autant plus d’actualité. Si des négociations s’instaurent à nouveau, avec un redoublement d’affaiblissement provenant de l’abandon d’un des plus imposants alliés, qu’est-ce qu’il va être proposé aux kurdes ? Et sans l’appui des « alliés » que vont-ils devoir accepter en guise de survie a minima ?
Nuls pourparlers auraient eu lieu avec l’Iran ou les Russes lors des négociations de l’été 2018, les pièces maîtresses. Quand Ilham Ahmed feint de ne pas connaitre qui se « cache derrière les décisions du régime » ; Aldhar Khalil, haut responsable politique de la zone autonome, relève « Pour la Russie ou l’Iran nous sommes des ennemis, car nous sommes des alliés des Etats-Unis. Les Russes ont donné Afrine à La Turquie ».
Et maintenant que l’allié nord-américain souhaite retirer 90 pourcents de son déploiement ? Que va advenir le Rojava, qui n’est qu’un épiphénomène comparé à la Turquie dans l’échiquier syrien. Avec la fin de la territorialisation de Daech, Les kurdes Syriens se préparent à la transmutation totale en guérilla du groupe terroriste, avec un système économique opaque toujours efficient et une idéologie toujours prégnante.
Cela a déjà commencé à l’instar de la province de Ninive en Irak, dans les zones de Raqqa ou d’Hassake, où de régulières attaques suicides ont lieu. « Hier, le 5 mars, nous avons arrêtés 3 adolescents qui fomentaient un attentat à Raqqa. Le futur doit passer par l’éducation. Et Entre la persistance des cellules dormantes de Daech, le fait qu’on abrite les prisonniers internationaux, les occidentaux ne peuvent pas nous lâcher dans cette situation », espère Nesrin Abdullah dans sa base de Qamishli, le 5 mars. La Fédération exporte l’intervention d’un tribunal international pour le règlement du cas des prisonniers étrangers. La Possibilité d’un tribunal ad hoc ou de la mise en place d’une juridiction hybride peuvent être envisager au regard du Droit international. Pour une intervention de la Cour Pénale internationale, une limite s’entrevoit : la Syrie n’est pas signataire du Traité de Rome.
Des accords implicites
Les relations passées sont évolutives, et les attaches se font et se défont. Dans le passé le PKK a entretenu des relations avec l’Iran, et Abdullah Ocalan est resté un temps sous la protection de Hafez Al-Assad. Ensuite, au moment de la rébellion des groupes d’opposition les kurdes se sont rangés auprès des troupes gouvernementales. La géopolitique de la zone est mouvante et ne peut être prédite. La donne va encore changer avec la recomposition qui va se produire suivant le retrait, même progressif des Etats-Unis. Sans compter que le spectre de Daech est encore réel. Les discordes entre le régime et les kurdes sont avérées, mais il ne faut pas avoir pour pré requis que les relations sont éteintes. Salim Muslim, éminent dirigeant de la Fédération a déclaré le 21 janvier 2019 que la porte était ouverte au dialogue avec Bachar Al-Assad, si le statut du Rojava n’involuait pas pour revenir à celui antérieur à 2011. Des accords et des ententes implicites existent.
Sur le plan économique ou pétrolier Aldar Khalil dément toutes interactions avec le régime, « en dehors de certains commerces ». Or, une source locale, met en exergue une entente tacite sur le pétrole produit au Rojava. Une quotité serait rachetée par le Régime qui travaille également à la reconstruction du Barrage de Tabqa, à la suite d’un accord avec les kurdes. Aldar Khalil concédait déjà avant l’annonce nord-américaine, que sans le gouvernement syrien, la Fédération n’arrivera pas à l’aboutissement du projet de « révolution d’un état qui prône le vivre ensemble, nullement nationaliste ».
Et la position française…
« Avec la fin de Daech, la France veut nous reconnaître mais ne le fait pas officiellement. La France pense que c’est une bonne chose qu’on discute avec le régime. Mais elle sait qu’il n’est prêt à rien. » déclare-t-il. Il admet des rencontres non officielles avec des représentants politiques français, sous le regard d’Apo, Abdullah Ocalan, encadré. De plus la présence de diplomates français en novembre dans la région, n’a pas été officialisée. Des parlementaires français se sont rendus au Rojava fin janvier. Hussain, un activiste kurde syrien (pas de nom de famille pour le protéger) anciennement proche du PKK, et qui entretient toujours des liens avec le PYD, tout en étant lié à des partis d’oppositions kurdes syriens tels le YEKETI ou le PDK-s, confiait en novembre 2018 : « Je crains que la Turquie avec la Russie et même les États-Unis ne concluent un accord contre le PYD. ». Finalement, cet homme contraint à l’exil en Europe avait auguré l’annonce de Donald Trump.
(*) : « les kurdes syriens » de la mouvance du PYD, principal parti kurde syrien. On peut préciser que c’est un parti satellite ou un « parti sœur » ou une émanation du PKK considéré(e) par les États-Unis et l’Europe comme un groupe terroriste (ce qui crée une ambiguïté), et dont les têtes pensantes sont localisées au mont Qandil en Irak.
– Ines Daif est également l’auteure du dessin d’illustration.
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