Derrière l’immense élan de générosité qui s’est manifesté après l’incendie de Notre-Dame, nous avons assisté à une véritable de démonstration de force financière et symbolique des plus riches d’entre nous. Plus qu’une philanthropie qui plonge ses racines dans la culture chrétienne et le commerce avec l’au-delà, cette séquence fait penser, à bien des égards, à un évergétisme d’un genre nouveau dans un monde où bien des fortunes – ou la capitalisation des grands groupes (à commencer par les GAFA) – dépassent le patrimoine public de bien des Etats. Loin d’être gratuite, cette prodigalité pourrait avoir des conséquences sur la place conférée aux plus riches, dont les gilets jaunes, notamment, contestent la légitimité chaque semaine.
Ces derniers jours, consécutivement à l’incendie de Notre-Dame de Paris, nous avons assisté à ce qu’il convient de nommer une débauche d’évergétisme. Cette terminologie, forgée par les historiens de la Rome ancienne et la Grèce hellénistique pour désigner les dons, ou bienfaits, des plus riches à la Cité, n’est pas sans conséquences. Ils se traduisaient par des constructions d’édifices publics (marché, salles de réunion, temples, …), de spectacles (jeux du cirques, représentations théâtrales), du pain à faible prix, et des fêtes en direction de populations fortement paupérisées, les sociétés méditerranéennes étant alors puissamment inégalitaires.
L’immense Paul Veyne a consacré en 1976 un essai de sociologie historique sur la question, Le pain et le cirque. Sociologie historique d’un pluralisme politique, demeuré jusque-là sans équivalent et dans lequel il décrypte longuement, sources à l’appui, une pratique éminemment politique. Il définissait l’évergète comme une façon bien compliquée de décrire un mécène, mais pas que.« Cette folie (…) [qui] lançait les riches dans une surenchère de dons à la collectivité (chacun voulant se montrer plus magnifique que le voisin) », selon les mots de Mona Ozouf, faisait littéralement vivre la Cité dans un monde où les moyens alloués à la puissance publique étaient faibles et où pouvoirs économiques et politiques se confondaient.
Or, si le mécène se contente de financer la dimension artistique de la Cité (encore qu’il bénéficie des défiscalisations d’usage – qu’il convient d’ailleurs de questionner, notamment pour des dons de cette importance), si le philanthrope se drape d’une forme de gratuité, l’évergète intègre des dimensions qui vont bien au-delà du désintéressement public ou de l’intéressement fiscal.
A travers ce néologisme, les faits précédant bien le concept, l’évergétisme explicite une part importante, intime ? des relations entre le pouvoir et le peuple au sein de la société romaine, dont la charité chrétienne a pris le relai. En effet, Paul Veyne estime que « le pain et le cirque, sont donc de la politique à trois titres différents et inégaux, qui correspond aux trois enjeux : l’argent, le pouvoir et le prestige. ». Certes, nous n’en sommes pas encore à un investissement, encore que la France, faute de ressources, pourrait bien un jour s’appuyer sur les grandes fortunes et les grands groupes pour suppléer les carences d’un Etat en butte avec des ressources de plus en plus limitées… comme c’est le cas aux Etats-Unis où la philanthropie confère un rôle aux grandes fortunes au sein de la Cité. Mais est-ce gratuit pour autant ?
Dans une récente tribune publiée dans le Monde, sur le phénomène philanthropique aux Etats-Unis, François Meunier, économiste de l’ENSAE Paris Tech, en tire la conclusion que « le don finit par prendre un statut différent ; plus qu’un revenu qu’on abandonne, il devient consommation d’un bien supérieur, celui qui donne visibilité sociale, enrichissement moral personnel, activités variées au moment de la retraite, etc. ». Le très riche couple Hancock de la série Dear White People ne se prive pas de souligner à plusieurs reprises que leur générosité, loin d’être gratuite, leur confère une influence voire le droit de décider de la manière dont leurs millions sont utilisés, dans le but avoué à demi-mots de mettre fin à l’intégration des étudiant.e.s noir.e.s au sein de la très select Winchester University.
Loin de la gratuité, il s’agit, comme les très riches romains ou hellènes, de faire du social washing à moindre frais quand le don est défiscalisé, ou une forme de placement social dans le cas contraire.
Au-delà de la visibilité sociale, et du rapport au reste de la société, on peut analyser ce déploiement comme une appropriation indirecte des biens publics. L’édifice Notre-Dame de Paris reconstruit ne serait donc plus alors le symbole chargé d’histoire des seuls citoyens français, mais le monument, certes commun, certes public, mais avant tout survivant grâce aux Pinault, Bettencourt et consorts… Comme Paul Veyne le démontrait, les cités antiques n’existaient et ne subsistaient que par la puissance des plus riches qui entretenaient clients, monuments, spectacles et flux alimentaires. Parallèlement, les pouvoirs publics étaient inexistants au sens moderne, et se confondaient le plus souvent avec ces derniers. A l’heure du recul des services publics organisé par leur prétendue modernisation – un euphémisme servant bien la spoliation de notre patrimoine commun, de la captation d’une partie d’entre eux par des acteurs privés par le biais de partenariats publics-privés et autres financements innovants –, il faut prévenir que cette trop grande générosité, plus avantageuse socialement et politiquement que les stratégies d’évasion fiscale devenues de plus en plus intenables, ne prenne trop d’ampleur car cette générosité ne fait au final que servir un camp social.
William Leday
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