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Immigration : le coup du débat permanent

Un débat sur l’immigration est officiellement inscrit à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale. En réalité, il l’est de manière continue depuis des décennies, depuis que les élites républicaines se sont alignées sur l’agenda politique du Front national. En invitant les députés LRM à « regarder en face » la question migratoire, Emmanuel Macron se plie à cet exercice imposé de notre débat public. Il n’y a ainsi rien à attendre d’un débat qui risque d’attiser les fractures françaises, à défaut de vouloir/pouvoir les résorber.

Mis en sommeil durant les Trente glorieuses, le thème de l’immigration est réactivé dans les années 1970. Le choc pétrolier et ses conséquences économiques changent la donne en matière de politique migratoire. Le président Giscard d’Estaing interrompt en 1974 l’immigration de nouveaux travailleurs, il met en place des aides financières au retour (sans succès) et… défend l’idée d’un renvoi massif de travailleurs immigrés[1]. contexte est alors propice au durcissement progressif de la législation en matière d’entrée et de séjour des étrangers en France : la conjugaison d’une crise sociale (avec un chômage structurel et massif) et d’une crise des idéaux collectifs de substitution (déclin du marxisme) ont aiguisé le développement d’un sentiment de vulnérabilité dans la société française. Une promotion discursive et politique du thème de l’immigration qui aboutit in fine à une représentation de la société française structurée autour d’une opposition entre un « nous » et un « eux ». Les immigrés et les « Français d’origine » sont alors jugés responsables des maux de la France.

Dans les années 1980, cette mise en accusation orchestrée par le discours de l’extrême-droite frontiste s’est progressivement diffusée à la majeur partie de l’échiquier politique, y compris à gauche. Certes, la victoire de François Mitterrand est associée à la régularisation de 130 000 étrangers et la suppression de la politique de « l’aide au retour ». Mais les premiers signes du discours vallsiste apparaissent : un autre Premier ministre socialiste – Laurent Fabius, pour ne pas le citer – considère que « Le Pen pos[ait] les vraies questions », tandis que son prédécesseur Pierre Mauroy déclare, à l’endroit d’ouvriers en grève, que : « Les travailleurs immigrés sont agités par des groupes religieux et politiques qui se déterminent en fonction de critères ayant peu à voir avec les réalités sociales françaises. ».

Quant à la droite parlementaire, le RPR et l’UDF de l’époque n’avaient rien à envier au Rassemblement national d’aujourd’hui : la stigmatisation de l’immigration est intégrée dans son propre corpus idéologique. Une rigidité assumée par Jacques Chirac lui-même, celui des « bruits et des odeurs ». Issue du Front national, la référence aux « Français de souche » et au « racisme anti-blanc » s’est étendue à la droite « républicaine » version UMP. Une dérive incarnée et consacrée par Nicolas Sarkozy, qui restera dans l’histoire comme le président de la Vᵉ République qui a pris la responsabilité d’institutionnaliser la question de l’identité nationale. Sa campagne présidentielle de 2007 avait déjà été marquée par le triptyque immigration-identité-intégration, comme l’attestent ce type de déclaration : « La France est un pays ouvert, mais ceux que nous accueillons doivent prendre en compte nos valeurs. (…) On ne peut pas parler d’intégration sans dire ce que nous sommes, ce qu’est la France » (meeting à Caen, le 10 mars 2007). L’ennemi identitaire est clairement désigné, il est intérieur, il est en France, mais pas en Nous. Dès le soir de sa victoire au second tour de l’élection présidentielle de 2007, Nicolas Sarkozy déclare : « Je veux remettre à l’honneur la nation et l’identité nationale. Je veux rendre aux Français la fierté d’être Français ». Si la stratégie du chef de l’Etat vise à conquérir un espace politique occupé par l’extrême-droite (et à « siphonner » l’électorat du FN), la création en mai 2007 d’un ministère accolant dans son intitulé les termes « immigration », « intégration » et « identité nationale » est un acte historique et symbolique fort, un acte de cristallisation institutionnelle de l’avènement d’une République qui tente de se définir contre les autres. Formellement, ce nouveau ministère devait répondre à des finalités répressives, anti-migratoires : lutte contre l’immigration illégale, contre le travail illégal des étrangers et sur la politique des visas, chiffrage des étrangers « irréguliers » à expulser… Suivant la même logique, à mi-mandat, Nicolas Sarkozy juge « nécessaire » l’ouverture d’un débat sur l’identité nationale, dont l’organisation officielle sera assumée par l’ancien secrétaire national du PS et député socialiste, Éric Besson. Ponctué de dérapages xénophobes au sujet de l’islam et des minorités ethno-culturelles, le « débat » a tourné court, clos au bout de trois mois, sans avoir pu dégager une quelconque définition positive de l’« identité nationale » : ce qu’elle est substantiellement. Le ministère de l’identité nationale est supprimé en novembre 2010 lors du remaniement gouvernemental, quand l’idéologie qui le sous-tend a continué d’accaparer l’agenda politique.

Le retour de la gauche au pouvoir en 2012 l’atteste. Sans revenir sur les déclarations intempestives de Manuel Valls, figure centrale du quinquennat de François Hollande, il suffit ici de rappeler l’idée défendue par ce couple politique d’inscrire, dans notre Constitution, la possibilité de la déchéance de la nationalité pour les binationaux convaincus d’actes de terrorisme. La déchéance de nationalité des binationaux contient une rupture symbolique avec l’un des principes fondamentaux de la République, à savoir l’égalité de tous devant la loi, sans distinction d’origine, de race et de religion. Ce type de proposition initié par l’extrême droite et défendue par la gauche au pouvoir finit de brouiller le vieux clivage entre « nationalisme » de droite, qui condamne le danger que représentent les « étrangers » et « patriotisme » de gauche, qui fait primer le social sur le national.

Aujourd’hui, Emmanuel Macron se complaît dans une posture conservatrice en matière de politique d’immigration et d’asile. Le refus de porter assistance à l’Aquarius est topique. Pour justifier le refus d’ouvrir nos ports, la France s’est engluée dans une série d’arguties juridiques qui contribuaient in fine à légitimer le discours anxiogène sur l’accueil des réfugiés, réduits à une menace sécuritaire et identitaire. Pourtant, la théorie complotiste du «Grand remplacement» demeure toujours aussi infondée. Selon les chiffres de l’INSEE [2], en 2018, on comptait en France 6,5 millions d’immigrés, autrement dit de personnes étrangères nées à l’étranger, soit moins de 10% de la population nationale; parmi ces immigrés, 2,4 millions ont obtenu la nationalité française.

L’urgence du débat sur l’immigration initié et imposé par le président Macron semble injustifié. Certes, il vise a priori à contrer la montée du Rassemblement national. Il n’empêche, un tel débat ne saurait ignorer la réalité ( notamment statistique) du phénomène migratoire. Ainsi, la fameuse « pression migratoire » et le discours lancinant sur les arrivées massives d’immigrés relèvent plus du fantasme que de la réalité : la France n’est pas le pays d’Europe recevant le plus de demande d’asile, loin s’en faut. De plus, l’aide médicale d’Etat (AME) n’insuffle nul « appel d’air », contrairement à ce qu’insinuent des membres de la majorité et de l’opposition de droite. Bref, le spectre de l’instrumentalisation du thème de l’immigration est bien réel, au point de s’interroger sur le choix et de la signification politique de ce débat : et si il ne s’agissait là que d’un aveu de faiblesse d’une majorité au pouvoir en mal de résultat ?


[1] Voir Patrick Weil, Le Sens de la République, Paris, Grasset, 2015.

[2] https://www.alternatives-economiques.fr/immigresvictimesprejuges/00090568

– Photo Ludovic Marin. AFP

Nabli Béligh

Nabli Béligh

est universitaire et essayiste. Après des études en droit à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et à l’Institut Universitaire Européen (Florence), il a enseigné (de 2009 à 2017) les « Questions européennes » et les « Questions internationales » à Sciences Po Paris. Ses travaux et réflexions portent essentiellement sur des problématiques juridiques, politiques et institutionnelles françaises, européennes et méditerranéennes.
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est universitaire et essayiste. Après des études en droit à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et à l’Institut Universitaire Européen (Florence), il a enseigné (de 2009 à 2017) les « Questions européennes » et les « Questions internationales » à Sciences Po Paris. Ses travaux et réflexions portent essentiellement sur des problématiques juridiques, politiques et institutionnelles françaises, européennes et méditerranéennes.

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