Le 9 août dernier, le Sénat argentin a rejeté par 38 voix contre 31 la loi de dépénalisation de l’avortement, alors que la chambre des députés l’avait préalablement approuvée. Une grande déconvenue dans l’immense espoir qui s’était levé pour des millions de femmes, qui ne semblent pour autant pas prêtes à se résigner. Retour sur l’émergence d’un mouvement féministe sans précédent en Amérique latine.
C’est une véritable marée verte qui avait recouvert les rues de Buenos Aires le 14 juin dernier. Celles qui ont été surnommées les « chicas », pour leur moyenne d’âge particulièrement jeune, bien que toutes les générations aient été représentées, battaient le pavé sans relâche depuis plusieurs semaines en arborant le foulard vert, symbole de leur lutte. Une manière de se placer dans le sillage d’un autre mouvement de femmes, celui des mères et des grand-mères de la Place de mai, qui avaient lutté sans relâche contre la dictature, et dont le signe de reconnaissance était le foulard blanc. Ces dernières faisaient d’ailleurs partie des cortèges, réclamant la légalisation de l’IVG dans un pays qui ne l’autorise qu’en cas de viol, malformation fœtale ou risque sanitaire considéré grave pour la femme. Une législation restrictive, même si celles d’autres pays d’Amérique latine le sont davantage, à l’instar du Pérou ou du Nicaragua, là où Cuba, l’Uruguay et le district fédéral de Mexico sont les seuls à avoir légalisé l’avortement. En cette journée du 14 juin, des cris d’exultation et des larmes de joie avaient déferlé aux abords du Congrès argentin, ainsi que des applaudissements nourris dans son enceinte, au moment où était annoncé le vote des députés en faveur de la loi légalisant l’IVG. Mais c’était sans compter la sanction du Sénat, à peine deux mois plus tard.
Foulards verts contre foulards bleus
Si les foulards verts étaient parvenus à rallier la majorité des députés à leur cause, les sénateurs se sont fait les porte-voix des foulards bleus lors du vote décisif. Ce mouvement né en réaction aux pro-IVG, a choisi les couleurs du drapeau national et s’est fédéré autour du slogan « sauvons les deux vies ». Argument qui ne tient pas à la simple évocation du nom de Liliana Herrera, l’un des dernier « cas » en date d’une Argentine de 22 ans décédée des suites d’une septicémie liée à un avortement clandestin.
Un exemple parmi tant d’autres, et qui concerne systématiquement les femmes des milieux populaires. Car de fait, comme dans tous les pays où l’IVG est encore proscrite, la rupture classiste dans les pratiques abortives est tenace. Nous avons interrogé à ce sujet Mabel Belucci, militante féministe très impliquée dans le mouvement et auteure de l’ouvrage fondateur intitulé Histoire d’une désobéissance. Avortement et féminisme, publié pour la première fois en 2014 et réédité cette année. Pour elle, le constat est simple : « celles qui ont les moyens de payer un avortement illégal dans des conditions optimales ne souffriront absolument aucun dommage pour leur santé, contrairement aux autres, qui risquent leur vie. Ceci étant dit, depuis sept ans, il existe un mouvement très important dans l’ensemble du pays appelé « Soccoristas en red » (les « sauveteuses en réseau ») qui informe sur les pratiques d’avortement auto-induites, en particulier médicamenteux, avec le Misoprostol, et grâce auquel le taux de mortalité a considérablement baissé ». Cependant, selon les chiffres officiels, les avortements clandestins, au nombre de 300 000 à 500 000 par an, restent la première cause de mortalité dite « maternelle ». Quarante-trois femmes auraient succombé de leurs conséquences en 2016.
Un lobby religieux ?
Et puis il y a évidemment le rôle ô combien déterminant de l’Eglise, dans ce pays qui a vu naître le pape François. Deux jours après le vote favorable des députés, ce dernier a qualifié les pratiques abortives d’« eugénisme en gants blancs », n’hésitant pas à faire le lien avec le nazisme, quand l’Eglise argentine a mené une campagne acharnée contre la proposition de loi. Le débat parlementaire, en particulier au Sénat, avait fini par prendre des airs de controverse religieuse, avec de nombreuses interventions relevant de la croyance posées en postulats d’autorité, une sénatrice opposée au projet invoquant par exemple « la présence de l’âme humaine dès la conception ». En réaction à la perpétuation de la tentative d’appropriation du corps des femmes par le corps religieux, de nombreux Argentin.e.s ont entamé des démarches pour se faire désinscrire des registres baptismaux, suscitant une véritable vague d’apostasie collective contre l’Eglise, déjà en perte de vitesse sur le continent. Elle n’avait d’ailleurs pas hésité à conclure une alliance de circonstance avec son principal concurrent pour livrer bataille, comme nous l’explique Mabel Belluci. « Les anti-droit ne cessent de gagner du terrain. Et pour cause, ils ont l’Eglise avec eux, catholique mais aussi évangélique, qui a de plus en plus de poids en Amérique latine, et qui s’insinue dans toutes les questions liées aux politiques sexuelles. Elle est extrêmement présente dans les secteurs populaires les plus pauvres et de plus en plus dans les communautés indigènes. »
La principale formation d’opposition historique, le parti « justicialiste », en d’autres termes péroniste, en faveur de la légalisation dans sa grande majorité, a fait campagne sur la dimension d’urgence sociale que revêt la mesure. L’une des dernières oratrices lors des débats au Sénat a d’ailleurs été l’ex-présidente péroniste Cristina Kirchner, qui s’était opposée sous ses deux mandats au principe même de l’avortement, et qui a finalement fini par voter en sa faveur, attribuant ce revirement aux « milliers de jeunes filles qui sont sorties dans la rue ».
Si cela n’aura pas suffi à faire voter la loi cette fois-ci, l’accord préalable de la Chambre basse reste une décision historique pour le pays, qui a d’ailleurs déjà commencé à faire tâche d’huile dans la région, au Chili notamment, où les militantes de la cause ont déjà adopté le foulard vert. En outre le mouvement social a profondément infusé la société argentine, pour qui la question de l’accès à l’IVG est devenu un sujet incontournable, là où il était demeuré tabou jusqu’à présent. Des rencontres, ateliers, happenings et manifestations ont lieu quotidiennement à Buenos Aires. « Hier a eu lieu un débat très intéressant à la Chambre des députés, nous raconte Mabel Bellucci, concernant le projet de loi d’éducation sexuelle intégrale, généralisée et obligatoire dans les 24 provinces du pays. Le texte avait été adopté en 2006, mais actuellement seules 9 provinces l’appliquent pleinement. Ce fut l’occasion de nouvelles discussions autour de l’avortement, qui reste une question centrale qui travaille en profondeur la société actuelle ». Il se pourrait par ailleurs que la crise sociale que traverse l’Argentine de Mauricio Macri s’avère un terreau propice à la perpétuation de la lutte. « Il y a un climat de mobilisation qui perdure actuellement, suite au mouvement de l’été initié par la Campagne nationale pour le droit à l’avortement, note Mabel Bellucci. Les étudiant.e.s notamment sont dans la rue avec le corps enseignant, et la question de l’avortement n’est pas absente de leurs revendications. Le 28 septembre aura lieu la journée consacrée à la légalisation de l’avortement dans toute l’Amérique latine et les Caraïbes, instaurée lors de la Cinquième rencontre féministe latino-américaine de 1990. Cela va constituer une grande journée d’action et de mobilisation, qui s’inscrit dans un mouvement qui n’est pas prêt de s’arrêter. Nous irons jusqu’au bout ». Si la loi fixe un délai d’un an après un rejet pour qu’un nouveau projet soit réexaminé par le Parlement argentin, la mobilisation ne se dément pas, et a toutes les chances de porter ses fruits dans les mois à venir.
Soizic Bonvarlet
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