Politologue et spécialiste de l’islam politique, Olivier Roy est au centre du débat académique et intellectuel portant sur l’analyse du triptyque : salafisme, jihadisme, terrorisme. Cet interview prend place dans un moment où la question du rapport entre le politique et le religieux, en général, et la place l’islam dans la société française, en particulier, hystérise le débat public.
On se souvient de votre formule : « Il ne s’agit pas de la radicalisation de l’islam, mais de l’islamisation de la radicalité ». Elle a parfois été mal comprise et continue de faire débat. Pourriez-vous l’expliciter pour nos lecteurs ?
L’étude des profils des jihadistes recrutés en Occident montre que peu d’entre eux ont une véritable formation religieuse. Presqu’aucun n’est passé par l’incubateur salafiste. Quand ils rejoignent le jihad, c’est la radicalité qui les fascine. Ils adoptent d’emblée une version dure de l’islam et choisissent un registre (la mise en scène de la violence) que l’on trouve dans d’autres formes de radicalisation (comme les massacres de masse de type « Columbine »). Ceci ne veut pas dire qu’il n’y a pas de radicalisation religieuse, comme le salafisme, mais qu’il faut distinguer violence politique et violence religieuse.
On voit trop à travers le « préjugé théologique » qui voit la source d’un comportement dans un segment d’un corpus théologique (le christianisme accepte la laïcité parce que le Christ a dit « rendez à César… »). C’est à la fois historiquement et conceptuellement faux : la théologie est toujours construite après coup. Les efforts de Daech de justifier sa violence par recours à une exégèse théologique sont postérieurs à l’engagement des jeunes qui sont fascinés par la construction narrative mise en scène par Daech. Mais bien sûr cette construction narrative intègre des éléments empruntés à l’imaginaire islamique (Califat, jihad, sharia).
Cette formule a suscité un débat qui a « révélé » de profonds clivages intellectuels et politiques dépassant la traditionnelle opposition « gauche/droite ». Quelle est la clef d’analyse pertinente pour comprendre aujourd’hui la bataille culturelle qui se joue en Occident, ou du moins en France, sur l’islam?
Il y a un problème général et un problème particulier à la France. Le jihadisme n’est pas un mouvement de masse, il n’a guère de relais dans la population musulmane, c’est une menace sécuritaire mais pas stratégique. Le salafisme pose, lui, un problème sociétal dans la mesure où il prône la séparation de la communauté des vrais croyants du reste de la société. Il y a donc ici un problème de cohésion sociale, que l’on retrouve d’ailleurs avec les ultra-orthodoxes juifs (et avec les moines : mais ici la séparation est entérinée et circonscrite par l’institution du monastère).
Les jeunes qui protestent contre les bavures policières en France ne se servent jamais du répertoire islamique ; leur modèle, c’est « Black Lives Matter ». Leur révolte est une demande d’égalité et de justice, donc d’intégration, pas de séparatisme, que ce soit au nom de l’islam ou du multiculturalisme.
Ce qui est proprement français c’est la réponse au problème : on répond au fondamentalisme religieux par un accroissement de la pression sur le religieux en général, désormais requis de se cantonner au privé (ce qui est en contradiction avec le principe républicain de la liberté religieuse, qui suppose la liberté de la pratique religieuse et pas seulement de la conviction). Cela conduit donc à éliminer le religieux de l’espace public, ce qui revient à confier les clés du religieux aux plus radicaux et à accentuer la désocialisation du religieux, qui est, pour moi, avec sa déculturation, une des causes profondes de toutes les formes de radicalisation et de violence religieuses.
Ce n’est pas un hasard si la France, le pays le plus radicalement laïque, a vu naître le mouvement catholique le plus radical de l’Europe occidentale : la « Manif pour tous ». Alors que les autres pays travaillent plutôt sur les convergences entre religions, et sur un formatage plus soft des pratiques religieuses dans l’espace public.
Dans le débat public, on a tendance à opposer les grilles d’analyses et les thèses explicatives du phénomène jihadiste. Pensez-vous que vos analyses, avec Gilles Kepel et François Burgat, sont foncièrement irréductibles ? Et dans l’affirmative, pourquoi?
Il y a une divergence de fond, irréductible, au-delà de simples différences d’approche. Kepel et Burgat considèrent qu’il y a un monde arabo-musulman qui va de Saint-Denis à Bagdad en passant par Gaza ; que le « jeune de banlieue » est animé des mêmes ressentiments et des mêmes aspirations que le jeune du Caire ou de Casablanca, et qu’il donne une réponse « islamiste » à sa révolte. La différence entre Kepel et Burgat est que le premier pense que cette révolte s’articule sur des textes religieux contemporains, même si le jeune ne les a pas lus, alors que Burgat pense que la référence religieuse est une simple manière de parler et que la révolte est politique.
Ce que je conteste n’est pas la révolte, mais la continuité affirmée entre populations du Moyen-Orient et musulmans de France, c’est-à-dire l’essentialisation d’un espace « arabo-musulman » qui s’auto-réfèrerait avant tout à l’islam, soit sous sa forme religieuse, soit sous sa forme purement identitaire. Pour moi, il y bien une généalogie historique entre monde musulman et immigration, mais on n’est plus dans une même logique : les jeunes qui protestent contre les bavures policières en France, en majorité d’origine musulmane, ne se servent jamais du répertoire islamique ; leur modèle, c’est « Black Lives Matter ». Leur révolte est une demande d’égalité et de justice, donc d’intégration, pas de séparatisme, que ce soit au nom de l’islam ou du multiculturalisme.
La référence à « la communauté musulmane » s’est imposée dans le débat public et politique. De quoi ce fantasme est-il le nom, selon vous?
Il y a plusieurs choses. D’abord, une nouvelle population occupe l’espace que tenaient depuis le XIXe siècle les « classes dangereuses », c’est-à-dire les populations récemment urbanisées, pauvres et supposées en rupture avec la société (hier bourgeoise, aujourd’hui « libérale » pour la gauche et chrétienne pour la droite). La littérature populaire du XIXe a une vision très noire des banlieues et des bas-fonds de Paris. Les « fortifs » (l’espace de l’actuel périphérique) étaient décrites comme des zones de non-droit. C’est au début du XXe que la peur se concentre sur le jeune : les « Apaches » d’avant la guerre de 1914, les « blousons noirs » des années cinquante (c’est à leur sujet qu’est apparue la « tournante » ou viol collectif).
Ce qu’on a aujourd’hui, c’est l’ethnisation de cette exclusion générationnelle, sociale et géographique, ethnisation qui est d’ailleurs retournée et reprise par certains de ces exclus avec le concept de « racisé ». Cette exclusion se justifie ensuite par le grand concept (vide à mon sens) empruntée à la mode géostratégique : le conflit/ dialogue des cultures, où les cultures sont définies comme des religions sécularisées, et sont donc essentialisées.
On manque alors totalement ce qui constitue la vraie guerre des cultures d’aujourd’hui : le clash entre valeurs de libération individuelle et normes chrétiennes, qui pourtant crèvent les yeux. Le pseudo retour du religieux est une conséquence de la victoire de la sécularisation. Mais en contribuant à la désocialisation du religieux, le fondamentalisme fait le jeu de la sécularisation.
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