Le livre le plus actuel n’a pas été écrit cette année, ni même l’année précédente, mais un 22 février 1942. Ce jour-là, Stefan Zweig mettait un point final à son essai autobiographique “Le Monde d’hier, souvenir d’un Européen” qui reste un des mètre-étalons de notre époque. Immense par l’analyse, d’une qualité littéraire inégalée, cet ouvrage est un hybride. Il est tout à la fois une autobiographie élégante et pudique dans laquelle l’auteur déroule sans ostentation sa vie d’artiste et d’homme, tout autant qu’un grand essai littéraire, politique et historique.
Stefan Zweig y livre ses intuitions précoces sur la montée de l’indicible (les autoritarismes, les fascismes, le nazisme, l’antisémitisme…), l’impuissance à conjurer le mal et les ressorts implacables du fatalisme collectif et individuel caractéristique de l’époque. Fatalisme collectif, parce que rien ni personne ne parvient à arrêter cette montée si bien restitué par les pièces d’un autre auteur aussi actuel, Berthold Brecht, (“Têtes rondes et têtes pointues” pour ne citer que celle-ci), mais aussi individuel, car le choix de l’exil s’impose même aux êtres les plus lumineux. Stefan Zweig est de ceux-là, et, dès 1933, il choisit le Brésil.
Sur cette terre où s’entremêle l’ancien et le nouveau, il y écrit non seulement un essai sur cette société en ébullition (“Le Brésil, terre d’avenir”), mais «Le monde d’hier»… Tout au long de sa démonstration, et avec une grande subtilité, l’auteur met en exergue l’échec cuisant de la civilisation des Lumières, dont il est le témoin, le produit et l’acteur impuissant, face à la vague obscurantiste qui s’abat sur l’Europe. Des temps qui ne sont pas évidemment sans rappeler les nôtres comme aiment à le rappeler jusqu’à plus soif intellectuels, médias ou militants. Ces temps sont certes similaires, mais pour autant il est nécessaire de se garder d’un comparatisme absolu et facile frisant souvent le raccourci afin de mieux saisir les ressorts des populismes, des racialismes, de l’antisémitisme aujourd’hui à l’œuvre qui, s’ils paraissent avoir le même visage que ceux d’hier, n’en restent pas moins mues par des mécaniques différentes. En résumé, si les symptômes sont les mêmes, la souche du mal a pu évoluer.
En cela, Stefan Zweig nous éclaire sur bien des points. Ainsi, s’il décrit la modernité culturelle et politique de la civilisation européenne qui bouscule les vieilles sociétés aristocratiques moribondes de cette fin du 19ème siècle, il y décèle rapidement sa part d’ombre qu’elle sécrète à travers des signaux qui, faibles dans les années 1910, se multiplient et deviennent puissants dans les années 1920. Si Stefan Zweig a une conscience aiguë d’être l’enfant et l’artisan de cette civilisation européenne qu’il chérie, il comprend très vite qu’il sera victime de l’effondrement de celle-ci qui tel Saturne dévore sa progéniture. Artiste, intellectuel, il est issue d’une famille juive de Moravie, il est donc triplement condamné. En conséquence de quoi, il n’a d’autre choix que l’exil, ce sera le Brésil, le témoignage, puis la mort, que Georges Bernanos, lui aussi exilé, ne saura empêcher.
Lisons l’avant-propos résumant avec justesse cette œuvre aujourd’hui unique qu’il nous faut relire et méditer :
« (…) né en 1881 dans un grand et puissant empire, la monarchie des Habsbourg, mais qu’on ne la cherche pas sur la carte : elle a été rayée sans laisser de trace. J’ai grandi à Vienne, métropole supranationale vieille de deux mille ans, et j’ai dû la quitter comme un criminel avant sa dégradation en ville de province allemande. Mon œuvre littéraire, dans la langue où je l’ai écrite, a été brûlée et réduite en cendres, dans le pays même où mes livres avaient gagné l’amitié de millions de lecteurs. Aussi je n’ai plus de place nulle part, étranger partout, hôte de passage dans le meilleur des cas ; même la patrie que mon cœur avait élue, l’Europe, est perdue pour moi depuis qu’elle se déchire et se suicide pour la seconde fois dans une guerre fratricide. Contre ma volonté, je suis devenu le témoin de la défaite la plus terrifiante de la raison et du triomphe le plus sauvage de la brutalité dans la chronique des temps ; jamais — et je le relève sans aucune fierté mais avec un sentiment de honte — jamais une génération n’a subi comme la nôtre une telle rechute morale après un tel sommet de l’esprit. Dans ce petit intervalle qui sépare le moment où la barbe a commencé à me pousser et celui où elle commence à devenir grise, dans ce demi-siècle, il s’est produit plus de métamorphoses et de changements radicaux qu’autrefois dans le courant de dix générations, et chacun d’entre nous le sent : presque trop ! Et mon aujourd’hui est si différent de chacun de mes hier, avec mes périodes ascendantes et mes chutes brutales, qu’il me semble parfois que j’ai vécu non pas une mais plusieurs existences absolument différentes les unes des autres (…) »
Ainsi, quelques heures seulement après avoir envoyé le manuscrit à son éditeur, présageant que le conflit durerait encore des années, abattu par la dépression, Stefan Zweig et sa compagne, se donnent la mort un 22 février à Petrópolis. Néanmoins « toute ombre, en dernier lieu, est pourtant aussi fille de la lumière et seul celui qui a connu la clarté et les ténèbres, la guerre et la paix, la grandeur et la décadence a vraiment vécu ».
William Leday
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