En hommage à Tzvetan Todorov (1939-2017), à l’occasion du deuxième anniversaire de son décès, Chronik republie deux entretiens initialement parus dans L’ENA hors les murs, la revue mensuelle des anciens élèves de l’ENA. Ces entretiens furent conduits par Karim Emile Bitar, directeur de cette revue et professeur de sciences politiques, qui nous a autorisé à les reprendre. Dans le premier entretien, qui date de 2007 et que nous publions en deux temps (aujourd’hui et demain), Todorov évoque l’humanisme, le libéralisme, le républicanisme, le néo-conservatisme, Benjamin Constant, Jean-Jacques Rousseau, mais aussi Raymond Aron ou Romain Gary. Nous publierons la semaine prochaine un deuxième entretien réalisé en 2011, dans lequel Todorov revenait sur les printemps arabes, la guerre en Libye et les méfaits du messianisme et du terrorisme.
Directeur de recherche au CNRS, philosophe, historien des idées, linguiste et sémiologue, théoricien de la littérature et de l’altérité, propagateur du structuralisme avec Roland Barthes, et représentant de la narratologie avec Gérard Genette, Tzvetan Todorov fait partie des rares intellectuels français contemporains dont l’œuvre est traduite, connue, étudiée et disséquée dans le reste du monde, notamment aux Etats-Unis, où il est intervenu fréquemment dans les plus grandes universités, dont Yale, Columbia, Harvard et Berkeley. Né en Bulgarie dans une famille de bibliothécaires, il échappe au communisme en s’installant en France dans les années 1960. Il se fait très vite remarquer par ses traductions des formalistes russes, son Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage et sa contribution à la naissance de la poétique contemporaine et au renouveau de la rhétorique. Il avait commencé à s’intéresser aux approches formelles en Bulgarie. C’était alors pour lui le seul moyen d’échapper à l’idéologie marxiste qui était prégnante dans le système éducatif des pays de l’Est. Tout au long de sa vie, il ne cessera de s’interroger sur l’horreur totalitaire et les aléas de la mémoire.
En 1966, aux côtés de Jean-Pierre Vernant, Jacques Lacan, Jacques Derrida, Edward Said, Jean Hyppolite, Roland Barthes, Georges Poulet, Gérard Genette et de quelques autres, il participe au désormais célèbre séminaire « The Languages of Criticism and the Sciences of Man » organisé par René Girard et ses collègues de l’université Johns Hopkins, séminaire qui marquera le grand début de la percée américaine de la French Theory. Tzvetan Todorov est l’auteur d’une quarantaine d’ouvrages qui ont fait date, dont Littérature et signification (Larousse, 1967), Introduction à la littérature fantastique, (Seuil 1970), Qu’est-ce que le structuralisme ? Poétique, (Seuil 1977), La Conquête de l’Amérique (Seuil, 1982), Critique de la critique (Seuil, 1984), Nous et les autres (Seuil, 1989), Face à l’extrême (Seuil, 1991), la Vie commune (Seuil, 1995), Le jardin imparfait (Grasset, 1998), Mémoire du mal, tentation du bien (Robert Laffont, 2000), Le nouveau désordre mondial, réflexion d’un Européen (2005), Les aventuriers de l’absolu (Robert Laffont, 2006), L’esprit des Lumières (Robert Laffont, 2006). Il a également consacré des essais à Rousseau, Frêle Bonheur (Hachette, 1985) et à Constant, Benjamin Constant, la passion démocratique, (Hachette, 1997). Il a préfacé les Mémoires de Raymond Aron et la version française de L’Orientalisme d’Edward Said. Il a co-écrit avec son épouse la romancière Nancy Huston Le Chant du bocage (Actes Sud, 2005). Dans les dix dernières années de sa vie, il a publié, entre autres ouvrages, La littérature en péril (Flammarion, 2007), La peur des barbares (Robert Laffont, 2008), L’expérience totalitaire : la signature humaine (Seuil, 2010), Goya à l’ombre des Lumières (Flammarion, 2011), Les ennemis intimes de la démocratie (Robert Laffont, 2012), Insoumis (Robert Laffont, 2015), La tentation du Bien est beaucoup plus dangereuse que celle du Mal, (avec Boris Cyrulnik, Editions de l’Aube, 2017). La journaliste Catherine Portevin le décrit bien lorsqu’elle écrit, dans le livre d’entretiens qu’elle a conduits avec lui, Devoirs et délices (Seuil, 2002) : « Personnage plutôt discret, Tzvetan Todorov intervient rarement pour commenter l’actualité du moment mais, par son itinéraire et ses thèmes de prédilection, il se trouve au carrefour de bien de nos interrogations contemporaines. Plus français que nombre de nos intellectuels par l’héritage qu’il assume, il est aussi le plus européen et, ce que l’on sait peu, parmi les auteurs les plus traduits dans le monde. Il défend un humanisme critique, débarrassé de la bigoterie bien-pensante des charitables. »
Un esprit libre, brillant et chaleureux. Une modestie qui tranche avec certaines fanfaronnades du paysage intellectuel français.
Karim Emile Bitar, Promotion Cyrano de Bergerac 1999, Directeur de la rédaction de « L’Ena hors les murs ».
- Karim Bitar : Dans votre essai sur la pensée humaniste en France (Le jardin imparfait, Grasset, 1998), vous avez montré que pour les grands humanistes français, de Montaigne à Benjamin Constant, l’existence humaine ressemble au « jardin imparfait » décrit par Montaigne, ni entièrement déterminée par les forces qui la produisent, ni infiniment malléable par la volonté des puissants. De prime abord, on pourrait penser qu’une telle vision, par son « pragmatisme » aurait pu être propice à un plus grand épanouissement de l’idée libérale en France. Pourtant, cet humanisme français a souvent pris une autre voie que celle du libéralisme, notamment avec Rousseau. Y voyez-vous un paradoxe, et si oui, comment l’expliquez-vous ?
Tzvetan Todorov : Je dirais que l’humanisme a intégré plusieurs composantes, et l’une de ces composantes est très clairement apparentée à l’idée libérale. Mais il a également absorbé, et a plus qu’absorbé, il s’est parfois confondu avec ce que nous appelons en France l’idée républicaine. Ces deux ingrédients (républicain et libéral), sans être strictement en contradiction, ne coïncident pas entre eux. C’est souvent le versant républicain qui l’a emporté. On peut dire qu’au XIXème siècle, c’est plus l’héritage républicain de Rousseau auteur du Contrat Social qui s’est imposé, alors que la lignée libérale qui a été portée par Tocqueville est restée dans la marge. Notamment aussi parce qu’à partir du milieu du siècle, dans le socialisme, ce qui l’a préfiguré et ce qui l’a représenté, l’idée libérale était mise entre parenthèses. Il est important de souligner que ces deux héritages républicain et libéral ne sont en réalité pas incompatibles. Et le moment le plus intéressant de leur conjonction est l’œuvre théorique et la pensée de Benjamin Constant. D’une certaine manière, on peut dire que l’œuvre de Constant en matière de philosophie politique se présente comme une tentative de synthèse de ces deux traditions. Dans le début de son livre intitulé Principes de politique, il commence par admettre le grand principe de Rousseau selon lequel le pouvoir se trouve entre les mains du peuple, et que c’est uniquement ce pouvoir-là, la souveraineté populaire, qui constitue un pouvoir légitime. Jusque-là, il est parfaitement rousseauiste. Mais, ajoute-t-il, à ce premier principe de politique, – nous pourrions dire premier principe de la démocratie libérale-, il faut absolument en ajouter un second, à savoir que l’individu, l’être humain, doit disposer d’un espace sur lequel personne n’a le droit d’empiéter. Non seulement un pouvoir absolu d’origine divine ou traditionnelle tel que le pouvoir royal en France avant la Révolution, mais aussi un pouvoir qui, lui, provient du peuple, provient de cette souveraineté du peuple. La souveraineté du peuple à son tour s’arrête devant une frontière, celle qui protège la liberté de l’individu. Et je dirais que ce sont ces deux grands principes, ces deux grands courants qui nourrissent toute démocratie, ces deux grandes idées qui du reste peuvent être subsumées dans une idée unique, qui est celle de l’autonomie telle que l’entend Kant, telle que l’entend la philosophie des Lumières. C’est à la fois l’autonomie de la collectivité (la collectivité n’a pas à suivre un ordre qui lui est imposé du dehors, soit d’une tradition ou d’une interprétation des représentants d’une révélation venue d’en haut, en particulier les prêtres, – donc refus de l’hétéronomie sur le plan proprement politique-), mais aussi l’autonomie de l’individu qui, comme le disait Kant, doit accéder à l’état de majorité et décider par lui-même et non pas parce qu’il adhère à un groupe. Ces deux exigences ne sont donc pas contradictoires parce qu’elles proviennent de la même source, mais à un moment donné, chacune de ces deux exigences pose une limite à l’autre. L’individu doit acquérir une autonomie, mais cette autonomie est limitée par l’intérêt général. La communauté doit pouvoir exercer une volonté qu’en principe rien ne limite, mais en fait, elle est limitée par plusieurs choses et notamment par ce territoire réservé à l’individu. Et Constant, dans son célèbre texte sur la liberté des anciens et la liberté des modernes, qui est en fait un chapitre de Principes de politique, donne le nom de « liberté des anciens » et de « liberté des modernes » à ces deux grands principes. La « liberté des anciens », c’est, dit-il, le droit de participer, c’est le fait que nous tous participons du pouvoir qui est exercé dans un pays, dans un Etat. La « liberté des modernes », c’est comme disait Isaiah Berlin « freedom from », la liberté de ne pas faire certaines choses, le fait que personne ne puisse nous obliger à obéir à des lois injustes. C’est par là un espace de liberté. Constant, en quelque sorte, absorbe et boit le lait de Rousseau mais aussi celui de Montesquieu, avec l’idée de l’équilibre des pouvoirs et de la modération, qui est une idée de préservation des libertés. Constant montre que les deux peuvent être vécues en commun.
Je dirais que l’œuvre de Constant constitue un grand moment de l’histoire de la pensée politique française : Il est libéral, ce qui veut dire à l’époque qu’il est de gauche, et en même temps, dans la pensée de Constant, il y a une polémique très intéressante, une contestation des saint-simoniens, qui sont les précurseurs du socialisme, et qui vont devenir la gauche quelques générations plus tard. Constant montre que leurs idées, avec leur esprit de soumission de l’individu, sont liberticides.
Nabli Béligh
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