La décision de Donald Trump de participer au forum économique mondial de Davos a surpris, tant sa personnalité pour le moins controversée tranche avec l’image feutrée de cette rencontre des dirigeants politiques et économiques mondiaux dans les Alpes suisses. Alors que ce forum est conçu comme l’occasion de penser l’avenir de l’économie mondiale dans une perspective volontiers prospective, pour ne pas dire futuriste, les failles qui caractérisent le modèle de mondialisation actuel s’y invitent désormais.
Le titre donné à cette nouvelle édition de Davos n’évoque pas de simples divisions ou divergences mais, de manière plus frappante, les « fractures ». Si ce thème a été mobilisé rhétoriquement en France de façon poussée depuis la campagne de Jacques Chirac en 1995 sur la « fracture sociale », il dénote davantage dans un cadre censé donner lieu à un optimisme économique à toute épreuve.
La forme que prend le débat économique mondial depuis l’élection de Donald Trump et le vote du Brexit a quelque chose de déconcertant. On avait vu naître dès 2008, parfois entre les lignes, une remise en cause profonde des crédos économiques qui avaient guidé la libéralisation des marchés financiers et, surtout, la croyance dans le caractère organisateur des flux de capitaux mondiaux sur les plateformes de négoces de titres financiers.
C’est là où cette croyance s’est développée sous une forme absolue, dans les grands centres financiers mondiaux, en particulier anglophones, que la remise en cause semblait avoir été la plus immédiate et la plus profonde.
La présidence de Barack Obama a marqué un véritable début de remise en cause de la pensée économique des quarante dernières années, au cœur même du système où cette pensée était née. La fin de son mandat avait certes vu croître des polémiques légitimes sur les accords de libre-échange qu’il souhaitait développer, qu’il s’agisse de l’accord transatlantique ou de l’accord transpacifique.
S’il a vraisemblablement dû, par la mise en avant de ces accords, donner des gages aux partisans de la doctrine commerciale héritée des années 1990, sa réactivité dans la gestion des conséquences diverses, et notamment sociales, de la crise financière a indiqué une prise de conscience substantielle des failles du système économique.
Stagnation du débat économique face à Donald Trump
L’élection de Donald Trump, qui s’est emparé du thème de la guerre commerciale et de la relance budgétaire, semble avoir produit un électrochoc remettant en cause les efforts intellectuels certes insuffisants mais relativement fructueux qui avaient été réalisés, dans l’environnement post-2008, par rapport à la période de la « mondialisation heureuse ».
Il est désormais de rigueur, pour critiquer Donald Trump, de proclamer sa croyance dans les dogmes économiques qui paraissaient pourtant s’être effondrés en 2008 ou, dans tous les cas, faire l’objet d’un véritable bémol. Leur remise en cause par l’actuel président américain semble redonner du crédit à ces idées. On assiste dans ce contexte à une forme de désintellectualisation du débat économique entre, d’un côté, un président dont on ne compte plus les outrances et, de l’autre, et une myriade d’experts qui semblent tout droit sortis des années 1990 et des écoles qui professaient cette « mondialisation heureuse ».
La représentation abstraite d’un front uni du populisme mondial a enclenché une riposte superficielle, sous la forme d’une défense tous azimuts de préceptes économiques pourtant remis en cause depuis la crise financière mondiale.
Ce face-à-face est non seulement stérile, mais il ne permet pas, par ailleurs, de masquer la prise de conscience plus profonde des déséquilibres que connaissent nos systèmes économiques. Le thème des inégalités a donné un support, depuis quelques années, à une certaine forme de compréhension du problème, mais il n’est pas parvenu, du fait de son biais fiscaliste notamment, à enclencher une réflexion de fond sur les déterminants du développement économique pour les économies avancées. Une approche de type comptable a eu tendance à prédominer au détriment de la réflexion sur les modalités productives et ses implications en termes de revenu, notamment pour les populations.
Révolution technologique et fractures sociales
Derrière l’idée d’une vague populiste qui balaie le monde, il reste difficile d’identifier une ligne cohérente et encore moins unique parmi les divers acteurs de ce bouleversement. Au sein même du camp du Brexit au Royaume-Uni s’opposent, d’une part, un camp libéral qui souhaite aller plus loin que le cadre européen dans un libre-échange à échelle mondiale et, de l’autre, un courant qui relève davantage du conservatisme social.
La représentation abstraite d’un front uni du populisme mondial a enclenché une riposte quelque peu superficielle, sous la forme d’une défense tous azimuts des préceptes économiques qui étaient pourtant remis en cause depuis la crise financière. Au-delà de la surenchère dogmatique, on sent pourtant la fébrilité d’une élite mondiale légitimement en proie au doute.
La situation française a ceci de particulier que la conversion à la croyance dans le caractère organisateur des marchés s’est déployée plus tardivement, sous une forme particulière, réinterprétée par les cercles étatiques. On peut ainsi voir avec un certain étonnement la France devenir une sorte de première de la classe aux yeux d’un certain nombre d’éditorialistes mondiaux en quête permanente de pays et de dirigeants à ériger en exemple.
Alors que Davos était plutôt le lieu d’une profession de foi inébranlable dans un progrès porté par les marchés, le thème des fractures révèle la conscience et l’inquiétude profonde d’une élite qui ne sait pas nécessairement quel modèle suivre, au-delà d’incantations optimistes.
D’un côté, la technologie est érigée en réponse à tous les maux économiques et, de l’autre, on l’accuse d’être le principal facteur de chômage de masse. Alors que l’exemple des pays qui ont le plus développé l’automatisation ces dernières années semble invalider l’association entre relégation sociale et technologie, la révolution industrielle en cours peut justement offrir les moyens de repenser la question sociale au travers de la localisation productive. Les gains considérables de compétitivité que la technologie rend possibles peuvent rétablir le lien, brisé depuis quatre décennies, entre conception, production et consommation.
La technologie n’est que ce que l’on en fait. Alors que la mécanisation était vue, à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle, à la fois comme une menace et potentiellement comme un extraordinaire moyen d’émancipation des masses, la période actuelle est marquée par la sombre prédiction d’un progressif remplacement de l’homme qui en deviendrait superflu et serait condamné à être exclu du système économique.
Derrière l’optimisme scandé sur les réseaux sociaux et face à récupération des thématiques libérales par les cercles étatiques, il est intéressant qu’un forum tel que celui de Davos reconnaisse le péril social qui pèse sur le modèle de mondialisation actuel et offre la possibilité d’un échange entre des tendances politiques différentes et antagonistes, aussi difficile et chaotique soit-il.
© Photo : Flickr
Remi Bourgeot
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