L’enfant perdue, quatrième tome de la saga d’Elena Ferrante, paraît ce jeudi. L’occasion de revenir sur les ressorts de cette fresque romanesque, et sur ce que sa réception révèle, peut-être, de notre époque.
On a beaucoup argué que le succès vertigineux de L’amie prodigieuse, outre son efficacité narrative et son intrigue ardente, reposait sur le mystère de l’identité de son auteure et sur le fait que cette dernière renouait avec la tradition des « grands romans de femmes ». Comme s’il existait une spécificité du genre, et que les livres dont l’essentiel des intrigues repose sur des protagonistes masculins appartenaient à un registre littéraire neutre. A-t-on jamais entendu évoquer L’espoir ou Lucien Leuwen en termes de « grands romans d’hommes » ?
Certes, la saga repose sur ses deux héroïnes, dont la complémentarité dresse en creux un mode d’emploi de l’émancipation féminine – avec en préalable, ses faux-départs et ses ratés -, dans la société napolitaine de la seconde moitié du vingtième siècle. L’amie prodigieuse est sans aucun doute un ouvrage féministe, en ce qu’il appartient au genre du roman d’apprentissage, qui réside ici dans le processus même de cette émancipation. Il s’avère d’ailleurs intéressant de lire, ou de relire, Les jours de mon abandon, un roman plus ancien d’Elena Ferrante, qui entre en résonnance avec La Femme rompue de Simone de Beauvoir, et qui consiste en un récit intimiste et cru de l’affranchissement progressif d’une femme, initialement à son corps défendant, vis-à-vis du père de ses enfants.
L’énigmatique romancière s’est livrée à un grand entretien dans L’Obs, dans lequel elle clame son féminisme, et l’impérieuse nécessité de la permanence de la lutte :
« nous vivons dans une position d’infériorité depuis des millénaires (…) Si nous baissons la garde, un rien pourrait même suffire à effacer ce que quatre générations de femmes ont conquis, au moins en théorie, au prix d’immenses efforts ».
Avec L’amie prodigieuse, Ferrante prolonge la veine des romans féministes du vingtième siècle, évoquant à certains égards L’art de la joie, le magnifique roman-fleuve de sa compatriote et regrettée Goliarda Sapienza, bien que moins contemplatif, moins analytique, beaucoup plus poussif dans ses rebondissements, amoureux surtout, tirant l’intrigue à la lisière de la telenovela, et rendant la lecture addictive jusqu’à la dernière page du livre. C’est dans une large mesure ce qui fait de L’amica geniale (son titre en italien) un parfait best-seller.
Mais il serait trop aisé d’en résumer le succès à son intrigue amoureuse rocambolesque et à son canevas mélodramatique. C’est en outre un roman sur l’amitié, dans toute sa complexité, son âpreté parfois, et son inconditionnalité. Et c’est aussi un best-seller à dimension politique, ce en quoi réside probablement la bonne nouvelle de ce triomphe phénoménal.
Outre son souffle féministe, Ferrante applique aux destins de ses deux héroïnes une grille de lecture inhabituelle pour ce type d’objet littéraire, celle de la lutte des classes. La problématique du roman peut être d’ailleurs résumée par le titre du troisième opus de la tétralogie : Celle qui fuit et celle qui reste. Car si Elena, la narratrice, est mue par un désir d’ascension sociale, une volonté de fuir sa famille et la violence de son quartier, Lila ne se saisit pas de l’aisance scolaire hors du commun qui est la sienne pour échapper à son milieu, cherchant dans un premier temps cette ascension sociale au sein du quartier. Elle se résigne alors à épouser un commerçant florissant, lié à la mafia locale, avant de tout plaquer pour se retrouver à l’usine, livrant bataille auprès des siens, ne récusant pas la violence, comme moyen de défense contre l’ordre bourgeois et patriarcal. Lila reste à Naples, certainement animée par une conscience de classe qu’elle ne veut pas trahir, quand Elena, dite « Lenù », choisit de partir, tentant désespérément de se laver d’un complexe social qui ne la quittera jamais, et ce malgré des succès en tant qu’écrivaine, ainsi qu’un mode de vie bourgeois à Florence la renaissante, antithèse de la volcanique Naples. Complexe de classe d’ailleurs magnifiquement décrit dans ces lignes :
« Derrière mon masque le plus doux, celui-là même que prenait mon père quand on lui donnait un pourboire, le masque inventé par mes ancêtres pour éviter le danger – mes ancêtres éternellement apeurés, subalternes, consentants et pleins de zèle -, je passai de mensonge en mensonge avec mes manières les plus affables ».
Lenù gomme son accent napolitain, se comporte en florentine aisée et en intellectuelle mondaine, déploie une énergie démesurée pour étouffer les marques de son origine. Jusqu’à prendre, à son tour, une décision radicale. Quitte à contredire, pour mieux se libérer, sa stratégie de fuite, qui était une constante des trois premiers volumes.
Après le Da Vinci Code, Harry Potter et Cinquante nuances de gris, L’amie prodigieuse apparaît telle une incongruité dans la liste des best-sellers mondiaux de ces dernières années. Sans sous-estimer une stratégie éditoriale extrêmement bien huilée, le fait qu’un roman politique puisse susciter un tel plébiscite n’est peut-être pas anodin, quant aux attentes de nos sociétés. Dix millions de lecteurs dans le monde ont déjà été conquis, un engouement qui ne peut que rebondir avec ce quatrième et dernier opus. Et si les livres sont révélateurs de leur époque, l’immense succès populaire de celui-là met du baume au cœur.
Elena Ferrante, L’Enfant perdue. L’Amie prodigieuse IV, Gallimard. Traduit de l’Italien par Elsa Damien. En librairie le 18 janvier.
Soizic Bonvarlet
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