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A quoi servent les enquêtes ? L’exemple des enquêtes de victimation sur les violences de genre

Les politiques publiques de lutte contre les violences faites aux femmes se nourrissent utilement des résultats des recherches en sciences sociales.

Les sommes, modestes ou importantes, consacrées à la réalisation de vastes enquêtes sont parfois décriées, au motif qu’elles ne contribuent pas à l’amélioration directe d’une situation qui serait déjà connue par les acteurs sociaux. Si, de fait, certains résultats confortent les ressentis, d’autres sont au contraire une invitation à faire évoluer les politiques publiques. Non que les acteurs sociaux ne soient pas de bons observateurs, mais ils sont des observateurs partiels. Ainsi des médecins qui voient plus de malades que de bien portants – même si le nombre de bien portants est heureusement majoritaire. Ainsi des travailleurs sociaux qui ne voient que les personnes qui s’adressent à eux ou qui entrent dans les critères de la politique publique. Aussi les données d’enquête sont-elles indispensables pour mieux comprendre les problématiques sociales. En prenant l’exemple des violences faites aux femmes, nous pouvons nous demander à quoi servent les enquêtes réalisées directement auprès des femmes, mais aussi comprendre comment elles sont réalisées.

POURQUOI FAIRE DES ENQUÊTES DE VICTIMATION ?

Une réflexion sommaire pourrait conduire à penser que le meilleur indicateur des infractions commises – et on admettra que les violences appartiennent, pour un grand nombre d’entre elles, à la catégorie des infractions – sont les affaires soumises à nos forces de l’ordre. On sait cependant, depuis l’enquête Enveff (Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France), que certaines d’entre elles font très peu l’objet de plaintes de la part des victimes : ainsi, en 1998, seuls 5% des viols déclarés dans les enquêtes par des femmes majeures ont donné lieu à une plainte. Ces faits sont donc, dans leur très grande majorité, non connus de la police – mais également des associations, également peu fréquentées par les femmes. Le seul moyen alors de recueillir des informations semble… de poser la question**. Cela posé, à quoi peut servir la réponse ?

En premier lieu, à constituer des politiques de prévention. Une fois informé du nombre de personnes touchées, des formes et des contextes d’apparition des violences, le décideur peut développer des outils visant à les éviter. C’est par exemple le cas du harcèlement de rue ; une très grande majorité de femmes déclarent faire l’objet de ces comportements. Cette information, en permettant une prise de conscience, a occasionné la mise en œuvre d’un plan de lutte contre le harcèlement, comprenant des dimensions liées à l’aménagement des transports, la mise en place de dispositifs d’alerte, mais aussi des messages citoyens pour que les témoins réagissent.

En second lieu, à améliorer le traitement pénal des violences. La prise de conscience des violences conjugales, des cercles vicieux qui se mettent en place, de la première gifle au meurtre (entre 120 et 150 femmes meurent chaque année sous les coups de leur conjoint ou ex-conjoint) a permis de penser différemment l’accueil de ces femmes, parfois timides, confuses ou réticentes, dans les commissariats : les policiers mieux formés, des intervenants sociaux sensibilisés à l’écoute, permettent de mieux recueillir la parole des victimes.

Enfin, à faire évoluer la législation : les exemples fameux de la reconnaissance du viol conjugal (les relations sexuelles forcées ne sont pas l’expression du « devoir conjugal » mais bien une violence) ou encore du harcèlement (de petites violences quotidiennes peuvent durablement endommager la santé) en témoignent dans les années récentes.

Au total, la constitution des plans de lutte contre les violences faites aux femmes, qui voient leur 5ème opus récemment mis en place en interministériel, témoignent de la prise en compte de ce phénomène social, au travers de sa révélation par les enquêtes qui en ont montré l’ampleur et les caractéristiques.

Une fois acquise cette utilité manifeste des enquêtes, et une fois mis en relation le coût de celles-ci (moins de 5 millions d’euros, une fois tous les 10 ans) avec un coût que l’on économiserait en éradiquant les violences (évalué à 3,6 milliards d’euros annuels pour la seule violence conjugale), se pose la question des modalités de ces enquêtes.

COMMENT FAIRE DES ENQUÊTES DE VICTIMATION ?

Si les femmes ne souhaitent pas faire de démarche pour évoquer leurs difficultés, comment provoquer la prise de parole ? Les enquêtes de victimation constituent une des pistes de cette acquisition de connaissance ; il s’agit d’interroger directement un échantillon large et représentatif de la population*, afin de connaitre les faits subis.

Les sociologues constatent tout d’abord avec surprise – en tout cas, les jeunes sociologues sont surpris – que la parole, dans un contexte empathique et scientifique, est bien plus déliée que ce que l’on imagine. Ainsi, dans le cadre de l’enquête Enveff ou, plus récemment, de l’enquête Virage, nombre d’enquêtés ont évoqué, pour la première fois, des violences récurrentes ou des violences anciennes subies ; il suffit finalement de poser la question.

Des précautions sont bien entendu indispensables. Tout d’abord, ces interrogations ont lieu par téléphone, médium qui, les enquêtes sur des sujets intimes comme la sexualité l’ont montré, permet le mieux le mélange de confidence et d’anonymat qui autorise la parole. Ensuite, le terme de violence n’est pas prononcé : les questions abordent une série de comportements vécus par l’enquêté(e), que lui(elle)-même qualifie – ou non – de violence.  Par ailleurs, les enquêté(e)s sont interrogés par « sphère » de leur vie (l’espace public, l’emploi, le couple) plutôt qu’en général, ce qui permet une meilleure remémoration. Enfin, l’anonymat et la confidentialité sont strictement garantis par des procédures soigneusement édictées par la CNIL.

C’est ainsi que, au cours des années 2000, ce sont plus de 11 000 femmes qui avaient été interrogées en France ; et que, entre 2015 et 2018, 39 000 femmes et hommes vont être interrogés sur ces thèmes. Ces chiffres sont importants, car, heureusement, les victimes des faits les plus graves sont peu nombreuses ; et il faut ce grand nombre d’enquêtés pour parvenir à une juste représentation des circonstances et des conséquences de ces actes.

Grâce à ces données, nous avions pu savoir, à l’orée des années 2000 en France métropolitaine, qu’environ 10% des femmes adultes en couple avaient été victimes, au cours de la dernière année, de violences conjugales, et que plus d’un tiers subissaient des pressions psychologiques. Nous avons également pu mesurer le nombre annuel d’agressions sexuelles, qui s’établit en 2015 à près de 3%. Ces chiffres, ramenés à la population, sont très éloignés du nombre de plaintes déposées, ce qui justifie, encore et toujours, une politique de prévention, de protection, et de dévoilement de ces actes.

* On rappellera pour mémoire que les résultats trouvés sur un échantillon représentatif d’une population donnée sont extrapolables sur l’ensemble de cette population ; ainsi, 10% de femmes d’un échantillon de 4 000 femmes victimes de violence permettent de conclure que 10% de l’ensemble des femmes françaises sont victimes.

** Les médecins sensibilisés à ces questions évoquent le même phénomène : les femmes n’avouent pas spontanément les sévices dont elles sont victimes, mais répondent franchement à la question – pas toujours posée – du praticien.

© Photo : Pixabay Alexas_Fotos

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