En avril 2015 ont débuté les répétitions de « Ce qui nous regarde », un spectacle portant sur les regards de la société française sur les femmes qui portent le voile dans notre pays.
Sur un sujet aussi clivant, ce spectacle fut dès le départ un projet délicat à écrire et difficile à produire. Les répétitions ont commencé quatre mois à peine après les attentats de janvier 2015, dans un climat médiatique de tension accrue autour des conceptions de la laïcité, des liens entre islam et terrorisme.
Six mois plus tard se sont produits les attentats de novembre et dans cette atmosphère d’émotion collective extrême j’ai craint un moment que le projet soit remis en cause. Malgré tout, le processus de création est allé à son terme et nous avons écrit, conçu, répété ce spectacle, perméables aux interrogations qui ont traversé le pays durant toute l’année 2015. Puis au printemps 2016, Ce qui nous regarde a vu le jour pendant le festival Théâtre en mai au Centre Dramatique National de Dijon et tourné durant la saison 2016-2017.
Je voulais restituer quelques expériences de réception du spectacle en faisant un pas de côté dans la réflexion, puisqu’une metteure en scène n’est pas censée produire une autocritique de son travail. En s’éloignant du jugement esthétique sur le spectacle créé, il est possible de partager la réflexion née de quelques témoignages de spectateurs, révélateurs de la manière dont les Français(es) se reconnaissent, ou non, dans les images.
Il est question de tout cela dans un spectacle et pour moi l’enjeu politique de l’art est ici : que « leur » histoire redevienne « la nôtre ».
Aborder sur un plateau la manière dont le voile est perçu dans notre pays, c’était s’exposer à une série de réactions intempestives de tous bords, à des débats contradictoires éventuellement houleux à l’issue des représentations. Au terme d’une trentaine de représentations dans plusieurs villes de France, l’enseignement le plus surprenant fut d’abord de constater la manière apaisée dont ce sujet apparemment brûlant dans les médias a été reçu par les publics. Finalement la réaction la plus abrupte de toute la tournée fut celle d’un journaliste de la presse culturelle qui refusa de voir le spectacle, assumant son a priori de ne pas vouloir signer un papier sur une proposition théâtrale qui s’emparerait d’un tel sujet, en raison de ses propres convictions.
En décidant de faire œuvre théâtrale à partir d’un sujet de société, la question était de savoir comment, en retour, nous arriverions avec les équipes des théâtres à faire venir le public le plus divers, et pour commencer, à accueillir parmi les spectateurs des femmes qui portent le voile. Le pari n’était pas gagné compte tenu de l’endogamie sociale qui subsiste encore si fortement dans les lieux de culture, le théâtre public n’étant pas épargné par ce phénomène, c’est peu de le dire. Dès lors qu’on se préoccupe de donner à voir et entendre d’autres récits collectifs sur les scènes de théâtre, la préoccupation fondamentale est de faire en sorte que le plateau ne se transforme pas en exposition ethnographique. Celles et ceux dont on parle sur scène doivent être aussi celles et ceux pour qui, avec qui, l’œuvre est partagée.
QUE « LEUR » HISTOIRE REDEVIENNE « LA NÔTRE »
Le jour de notre première, des points de couleurs éclataient en plusieurs endroits de la salle : des foulards roses, vert, noir ou blanc, noués de diverses manières. Ces spectatrices étaient pour la plupart proches de deux femmes filmées pour la pièce. Il faut en général des initiatives précises, liées à la conception même d’un spectacle, pour atteindre certaines personnes qui sans cela n’auraient pas songé ou osé entrer dans un théâtre. Ce soir de première, la réception collective du spectacle a été transformée par leur présence. L’une d’entre elles nous a dit en quittant la salle : « merci d’avoir raconté notre histoire ». Raconter des histoires. Raconter « leur » histoire. Raconter « notre » histoire. Il est question de tout cela dans un spectacle et pour moi l’enjeu politique de l’art est ici : que « leur » histoire redevienne « la nôtre ». Qu’à la lumière du théâtre, l’œuvre éclaire des pans de l’histoire collective et de nos imaginaires pour y accueillir celles et ceux qui n’imaginent même pas qu’une autre image d’eux puisse leur être renvoyée.
Le levier principal de la diversification des publics, qui constitue une mission de service public du théâtre public, est évidemment l’accueil des élèves dans le cadre de partenariats avec l’Éducation nationale. En novembre 2016 nous jouons à la Comédie de Valence, le Centre dramatique national Drôme Ardèche. Un énorme travail de relations publiques avec les élèves, collégiens et lycéens a été réalisé par l’équipe du théâtre. Une enseignante a adressé ce témoignage après être venue voir le spectacle avec sa classe : « Une de mes élèves très, très faible scolairement, d’origine maghrébine, était à côté de moi pendant le spectacle. Dès qu’un visage voilé est apparu, elle s’est couvert la tête avec sa capuche et n’a cessé de manifester son agacement pendant tout le spectacle en soufflant, changeant de position brutalement, toujours en restant couverte… Je l’ai observée et il m’a clairement semblé que son a priori de départ (« on va encore parler du voile pour casser les Arabes ») faisait obstruction à sa compréhension du spectacle. Dans les derniers moments du spectacle, lorsque les visages de femmes voilées porteuses de messages d’ouverture, de chaleur et de tendresse sont apparus, elle s’est tournée vers moi en rabattant sa capuche et m’a dit: « mais attendez, ils les aiment les Arabes ici alors? ». Un petit verrou aurait-il sauté ? ».
À la Comédie de Saint-Etienne, une rencontre en bord de scène s’est déroulée à l’issue d’une des représentations. Une jeune spectatrice portant le foulard y a pris la parole en dernier. Venue seule, très émue, elle a trouvé le courage de dire publiquement qu’elle aimerait simplement être considérée comme une personne. Nous échangeons quelques mots et je lui demande comment elle a eu connaissance du spectacle. Apprentie, tout récemment installée à Saint-Etienne, elle aime le théâtre et cherchait un spectacle pour le Nouvel an. Voyant la programmation du CDN sur internet, elle a acheté sa place puis est venue seule. C’était une spectatrice atypique, passée à travers les mailles du filet déterministe des pratiques culturelles, mais il en existe pourtant qui trouvent ainsi le chemin des salles.
Le lendemain, j’ai rencontré quelques femmes venues voir le spectacle grâce au partenariat de la Comédie avec une structure sociale qui propose des animations aux enfants du quartier et un temps de rencontre aux mères. C’étaient des femmes des milieux populaires, très modestes, presque toutes d’origine maghrébine et presque toutes voilées. Aucune n’était jamais allée au théâtre. L’une d’entre elles a raconté : « on a eu vraiment peur au début. Je regardais autour de moi, et je voyais qu’on était les seules avec un voile dans la salle, et j’ai cru que quelqu’un allait nous donner un coup sur la tête, j’ai cru que tous les gens allaient nous frapper ».
En Seine-Saint Denis, un travail avec un groupe de femmes d’une Maison des parents a connu un parcours très différent. Il s’agissait pour la plupart de femmes sans emploi, pour l’immense majorité musulmanes et voilées, se réunissant régulièrement dans cet espace réservé aux parents et de fait dévolu à des mères de famille. La confiance n’a pas été simple à établir, et après plusieurs rencontres, elles sont venues assister à une représentation au Théâtre l’Échangeur de Bagnolet en partenariat avec la MC93 de Bobigny qui y programmait le spectacle hors les murs. Pour la plupart d’entre elles la réception du spectacle a été fortement perturbée par une scène de nudité partielle, jugée très gênante. L’une des femmes expliquant par exemple : « ce qui a été très difficile, c’est de regarder la scène assise à côté du mari de mon amie ».
CE QUE PEUT LE CORPS FÉMININ
Ce même moment du spectacle a suscité beaucoup de questions dans les classes rencontrées, en particulier par les jeunes filles. J’ai rencontré une jeunesse surexposée à la nudité des corps, dans la publicité, dans un accès facilité à la pornographie sur Internet, et qui pourtant presque partout, à l’exception de quelques classes d’option théâtre sensibilisées au corps nu sur scène, a témoigné d’un regard très pudibond, confirmant par là-même la force de présence du corps de l’interprète du spectacle vivant. Pendant l’une des représentations à Saint-Etienne, j’ai observé ceci dans la salle : pendant toute la scène un père et ses fils ont gardé le regard baissé vers leurs pieds pendant que l’adolescente, elle, s’exclamait à voix haute, la main sur la bouche : « elle a pas honte ! ». C’est cette même scène qui a suscité un témoignage inattendu de la part d’une spectatrice de la Ferme du Buisson, Scène Nationale de Marne-la-Vallée. Lors d’un échange avec les spectateurs, elle a pris la parole dans ces termes : « je suis venue voir le spectacle même si j’ai des positions très arrêtées sur le voile, enfin contre le voile. Je suis féministe. Certaines copines de ma fille au collège se voilent, j’ai l’impression qu’on en voit de plus en plus. Il y a une scène dans le spectacle qui m’a fait réfléchir à des choses inattendues : lorsque la comédienne pose la question des images de nudité dont on ne se rend plus compte tellement elles sont présentes partout. Je me suis dit que je flippe au sujet du voile, mais qu’il y a aussi d’autres sujets sur lesquels ce serait important de parler avec ma fille ado ».
Le public du spectacle vivant est aujourd’hui très largement féminin, a contrario de la place qui est faite aux créatrices, toujours minoritaires dans les programmations.
La thématique explicite du spectacle qu’était le voile a finalement été largement reçue à travers le prisme des imaginaires du corps féminin, exposé ou dissimulé. Le public du spectacle vivant est aujourd’hui très largement féminin, a contrario de la place qui est faite aux créatrices, toujours minoritaires dans les programmations. C’est pourquoi ce témoignage d’une jeune femme, comédienne, élève de l’école de la Comédie de Saint-Etienne me semble si important : « pendant le spectacle, je n’ai pas eu à transposer. On fait ça tout le temps pourtant, transposer ce qui se dit sur scène à notre corps, notre identité de femme. Les garçons ne le font jamais. Les personnages leur sont donnés directement comme des modèles ou des possibilités. Pour moi en tant que jeune femme, il faut que je transpose ».
IMAGES DU VOILE ET IMAGINAIRE NATIONAL
Les féministes françaises se sont suffisamment déchirées sur la question du voile pour prouver que le « nous, les femmes » ne va pas de soi. Mais il y a également un « nous » des citoyens français qui est à interroger, non pas en termes de droits et de principes, mais sur le plan des images et des imaginaires. À travers la réception du spectacle, j’ai réalisé que ce qui finalement ne va pas de soi dans notre pays, au-delà de la religion, de la laïcité, du féminisme, de l’islam, c’est de regarder une femme voilée, et de penser spontanément : « cette femme est française ». L’imaginaire national demeure structuré par des représentations archétypales et il n’est pas simple d’y faire entrer de nouvelles images. C’est ici que l’art et le spectacle vivant ont toute leur part à prendre. Pour incarner les figures, donner corps aux récits, qui tissent les manières de dire « nous » aujourd’hui en France.
Photo : © Vincent Arbelet