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La laïcité et l’entreprise, quelle articulation ?

Le monde de l’entreprise n’est pas déconnecté du reste de la société. On y constate donc de façon logique, comme ailleurs, de fortes crispations sur le sujet religieux, qui ne sont pas forcément nouvelles, même si la sensibilité sur ces questions s’est très nettement accrue en raison du contexte des attentats et de replis sur soi. Retour sur l’enjeu de la laïcité dans le monde du travail.

La période que nous traversons est une période de crise à caractère multiple. Les situations de désaccord sur le respect de la laïcité au travail aboutissant à un conflit sont rares, mais le moindre cas peut devenir explosif. Il est donc essentiel de savoir le prévenir en amont.

C’est pourquoi beaucoup s’interrogent sur une extension de la neutralité au monde du travail et parlent souvent de « laïcité dans l’entreprise ». Pourtant, la laïcité ne suppose la neutralité que de l’administration et de ses représentants. Car ces derniers (les fonctionnaires ou ceux qui exercent une mission de service public) ne représentent pas leur individualité mais l’administration neutre et impartiale, arbitre. À travers elle, ils représentent la Nation dans son ensemble, et ne peuvent donc choisir une conviction parmi d’autres. Ils se doivent d’assurer un accès égal aux services publics à tous les usagers, quelles que soient leurs convictions. Ils sont donc soumis à un devoir de neutralité globale, à la fois religieuse, politique, philosophique et syndicale (à l’exception des représentants syndicaux dans l’exercice de leur mission).

Ainsi, juridiquement, le principe de neutralité générale et absolue ne s’applique pas à l’entreprise privée qui n’est pas investie d’une mission de service public, et qui ne représente donc ni l’État, ni l’administration. Telle est la situation, sauf à vouloir s’opposer au principe de laïcité lui-même.

DEUX ARRÊTS RÉCENTS DE LA COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPÉENNE (CJUE)

Car le principe de laïcité garantit à tous ceux qui n’exercent pas de mission de service public la liberté d’exprimer leurs convictions. Dans l’entreprise, cette liberté est néanmoins encadrée très précisément. Cet encadrement peut aller jusqu’à la neutralité de certaines missions ou de certains postes. Mais cet encadrement ne saurait, comme le voudraient certains, ni être subjectif, ni reposer sur des préjugés.

Loin de l’analyse à courte vue de plusieurs médias, c’est finalement cela qu’a rappelé le 14 mars 2017 la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) à travers deux arrêts importants, sur deux affaires, l’une belge et l’autre française, concernant deux salariées portant un voile sur leur lieu de travail. Beaucoup a été dit et écrit à leur propos. Beaucoup de bêtises. Une fois encore, ce fut l’occasion de constater combien certains cèdent à l’immédiateté et au sensationnalisme. Dès les arrêts rendus, nous pouvions entendre sur les ondes : « Faut-il interdire le voile islamique en entreprise ? Oui, dit la Cour de justice de l’Union européenne. »

La laïcité française n’est absolument pas synonyme de « neutralité généralisée. »

Sauf que la question posée à la Cour n’a jamais été celle-ci. En réalité, il y en avait deux et, évidemment, ce n’était pas si simple. Dans le cas belge, il s’agissait de savoir si, lorsqu’une règle interne relevant a priori de la liberté d’entreprise impose la neutralité convictionnelle de ses salariés, l’interdiction du port du voile ne constitue pas une discrimination directe ou indirecte au sens de la directive européenne de 2000 « en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail ». Dans le cas français, il s’agissait de savoir si le souhait d’un client de ne plus voir ses services assurés par une personne portant le voile pouvait constituer une exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de cette même directive.

Qu’a donc dit la Cour ? À aucun moment elle n’a dit que l’on pouvait dans l’entreprise, sans justification, interdire le voile de façon générale et absolue (et donc également tout autre signe religieux ou convictionnel, puisqu’il n’y a pas là de hiérarchisation de convictions.)

Dans le cas belge, la Cour précise qu’une « politique de neutralité », « à l’égard des clients » (et donc, non pas à l’égard de tous : cela ne peut pas être une politique de neutralité générale) n’est pas discriminatoire au sens de la directive, mais seulement si elle est « cohérente et systématique » et si elle ne crée « aucun désavantage »pour une conviction ou une religion en particulier sauf si cela est « objectivement justifié »« approprié et nécessaire. » Précisons que l’entreprise en question, G4S, qui propose des services de réception et de sécurité notamment à des autorités publiques et gouvernementales belges qui comme en France sont soumises au principe de neutralité, a adopté pour ses salariés le port d’un uniforme reconnaissable de tous.

LA LAÏCITÉ FRANÇAISE EST UN CADRE COMMUN À TOUS

Dans le cas français, la Cour précise qu’en l’absence d’une règle interne à l’entreprise conforme au droit français et qui ne s’opposerait pas à la directive déjà citée, l’interdiction d’un signe religieux ne saurait reposer seulement sur des « considérations subjectives, telle que la volonté de l’employeur de tenir compte des souhaits particuliers du client. »

Ces arrêts sont donc autrement plus complexes que le résumé médiatique qui en a été fait. Le paradoxe est que, à l’inverse de ce que laissent entendre les médias, si la Cour de cassation française suit cet arrêt, elle devra condamner le licenciement de la salariée française. Dans le cas belge, la Cour rappelle qu’il appartiendra à la juridiction de renvoi de vérifier si G4S pouvait proposer à sa salariée « un poste n’impliquant pas de contact visuel avec ces clients, plutôt que de procéder à son licenciement » et si les restrictions aux libertés en cause ont bien été limitées « au strict nécessaire. »

Revenons un instant sur la « politique de neutralité » de toutes les convictions d’une entreprise privée. La Cour admet sa conformité à la directive examinée mais uniquement si celle-ci est poursuivie de manière « cohérente et systématique. » Outre que cela suppose de ne pas distinguer selon les croyances et les convictions, cette formule renvoie ici à l’examen in concreto par le juge national. Dès lors, il faut préciser que le droit belge, comme l’évoque d’ailleurs l’avocat général dans ses conclusions, admet largement la notion d’« entreprise de tendance. »

Ce n’est pas le cas de l’État français qui, suite à la transposition de la directive, n’a pas légiféré sur ce point et ne l’admet que de façon extrêmement restreinte en raison même de son système constitutionnel laïque. La Belgique, elle, connaît un système de « laïcité organisée » qui considère la laïcité comme une conviction (libre-penseur ou agnostique, voire athée) et comporte cette reconnaissance de la notion d’« entreprises de tendance », notamment « laïques », alors synonymes de « neutres. » Or, le système républicain français refuse, en principe, la constitution d’entreprises « communautaires », c’est-à-dire, par exemple, la création d’entreprises adoptant une religion donnée à côté d’entreprises qui se définiraient comme « neutres. »

La laïcité française n’est pas réductible à une « tendance » ou une « conviction » mais est un cadre commun à tous, que l’on soit croyant ou pas. La laïcité française n’est ainsi absolument pas synonyme de « neutralité généralisée. » En droit français, la notion de tendance n’est donc admise que lorsqu’elle constitue l’objet même de la structure : à savoir les partis politiques, les syndicats, les cultes ou les établissements scolaires confessionnels à caractère propre et, sans doute, les obédiences maçonniques. C’est pourquoi la Cour de cassation, dans son arrêt « Baby Loup » du 25 juin 2014, avait invalidé le raisonnement de la Cour d’appel de Paris qui avait qualifié, à tort, l’association « Baby Loup » d’association de conviction.

En réalité, le droit positif français — encore faut-il le connaître et l’appliquer — permet suffisamment d’encadrer ou d’interdire dans une entreprise privée le port d’un signe convictionnel si cela est justifié par la nature de la tâche à accomplir et proportionné au but recherché. Mais il ne le permet pas lorsque cela repose uniquement sur des critères subjectifs.

Quoi de plus normal puisque cela pourrait alors relever de la discrimination ? Ouvrir la porte à la subjectivité, c’est le risque de l’ouvrir à toutes les dérives. Cette mise en garde est rappelée par la Cour de justice de l’Union européenne lorsqu’elle note, dans l’affaire française, que la notion d’« exigence professionnelle essentielle et déterminante renvoie à une exigence objectivement dictée par la nature ou les conditions d’exercice de l’activité professionnelle en cause » et « ne saurait couvrir des considérations subjectives. »

Le droit positif français — encore faut-il le connaître et l’appliquer — permet d’encadrer ou d’interdire dans une entreprise privée le port d’un signe convictionnel si cela est justifié par la nature de la tâche à accomplir et proportionné au but recherché.

La jurisprudence française a déjà défini six critères objectifs qui permettent aux employeurs d’encadrer voire d’interdire toute manifestation convictionnelle. L’Observatoire de la laïcité a, de son côté, eu l’occasion de les expliquer et les développer dans un guide publié en 2013, largement repris par les entreprises privées ensuite.

Ainsi, cet encadrement ou cette interdiction est possible… :

  • s’il y a entrave aux règles de sécurité ou de sûreté ;
    • exemple : un employé de confession sikhe refuse de porter un casque sur un chantier pour garder son turban : pour des raisons de sécurité, il peut être sanctionné.
  • s’il y a entrave aux conditions d’hygiène et de propreté ;
    • exemple : un employé de confession musulmane d’un restaurant en self-service refuse de tailler sa barbe : pour des raisons d’hygiène, il peut être sanctionné.
  • s’il y a prosélytisme (qui est caractérisé par un comportement et non un signe) ;
    • exemple : une salariée de confession chrétienne distribue des tracts anti-avortement d’une église : pour des raisons de refus de prosélytisme, elle peut être sanctionnée.
  • s’il y a entrave à la mission professionnelle pour laquelle le salarié a été embauché ;
    • exemple : un employé de confession juive refuse de répondre au téléphone le vendredi après-midi : pour des raisons d’aptitude à la mission, il peut être sanctionné.
  • s’il y a entrave à l’organisation du service dans lequel le salarié travaille ;
    • exemple : un salarié de confession musulmane refuse de participer, même sans manger, à des réunions d’équipes qui doivent se tenir lors de déjeuners, en raison du ramadan : pour des raisons d’organisation de l’entreprise, il peut être sanctionné.
  • enfin, s’il y a entrave aux intérêts économiques de l’entreprise.
    • exemple : des employées portant un voile ou un autre signe religieux et qui refusent de mettre la tenue commerciale de la société (par exemple, dans un restaurant, un club, une société de sécurité ou, bien sûr, dans un parc d’attractions, etc.) : elles peuvent être sanctionnées parce qu’elles s’opposent à l’intérêt commercial de l’entreprise.

Ce sixième et dernier critère est celui sur lequel on peut le plus souvent s’appuyer pour fixer une interdiction à l’égard de clients dans le cadre d’une politique « cohérente et systématique. » Il renvoie aux arrêts du 14 mars 2017 de la CJUE. Mais il est vrai que ce critère est très compliqué à évaluer. Comment pourrait-il en être différemment quand on connaît la diversité immense des situations de terrain et des politiques managériales ?

L’ENTREPRISE PRIVÉE PEUT-ELLE ÊTRE NEUTRE ? OUI ET NON

Parce que ces critères que je viens d’évoquer sont peu connus, parce que ces arrêts de la CJUE qui précisent la marge de manœuvre des entreprises dans la rédaction de leur règlement intérieur sont mal compris, il est vrai que les acteurs de terrain sont encore trop nombreux à se sentir mal outillés, avec le risque de céder à deux attitudes qu’il nous faut refuser : tout autoriser (et favoriser ainsi des droits distincts entre salariés) ou tout interdire (et ainsi générer de nouvelles discriminations et des provocations en réaction.) Le juste équilibre, ce n’est pas de répondre à un intérêt particulier mais toujours d’offrir une réponse d’intérêt général dans le cadre des limites posées par la loi.

Notre état précis du droit est sans doute trop compliqué pour en faire une phrase choc à répéter en boucle sur nos chaînes d’information en continu, ou pour en faire un titre racoleur sur les Unes de nos quotidiens. Mais nous ne devons pas céder à ceux qui préfèrent convoquer les instincts. Étendre toujours plus loin la sphère de la neutralité, outre le fait que cela s’opposerait à notre principe constitutionnel de laïcité, aurait pour risque de créer de nouvelles discriminations et pour effet de multiplier en réaction les provocations et les replis communautaires.

Alors, comment répondre malgré tout le plus simplement possible à la question, qui sur ce sujet, revient sans cesse : l’entreprise privée peut-elle être neutre ? En répondant « oui »… et « non ». C’est-à-dire en précisant : oui, pour certains postes ou pour certaines missions si cela est justifié objectivement ; non, si la neutralité est générale ou si elle est uniquement fondée sur des considérations subjectives.

© Photo : Bonnenouvelle.ch

Nicolas Cadene

Nicolas Cadene

est juriste et membre de l'Académie de Nîmes.
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