Alors qu’une crise identitaire se dessinait, parler de laïcité est devenu, pour certains, le prétexte commode pour parler d’autre chose et surtout de « l’autre ».
On attribue à Antonio Gramsci cette célèbre phrase : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ». Si le contexte actuel n’est pas celui décrit par Gramsci, il reste que nous sommes à la fin d’un cycle.
CRISE D’IDENTITÉ DANS UN MONDE GLOBALISÉ MAIS INDIVIDUALISTE
Nous traversons une longue période de doute et d’incertitudes. Et ce, depuis la crise du modèle néolibéral, et en particulier depuis la crise financière de 2008, couplée à un interventionnisme unilatéral de puissances militaires accompagné de replis identitaires ravageurs dans certaines régions du globe.
Il doit également se défendre, objectivement, de tout obscurantisme et de tout comportement contraire aux « exigences minimales de la vie en société » (pour reprendre l’expression du Conseil constitutionnel).
Notre monde est désormais globalisé, mais profondément individualiste. À travers Internet, les réseaux sociaux et les nouveaux outils numériques, nous sommes matériellement tous plus proches et connectés les uns des autres que jamais auparavant. Dans le même temps, et paradoxalement, plus nombreux sont ceux qui sont ou se sentent seuls, en raison d’une société de plus en plus atomisée. Hannah Arendt nous disait que la transformation des « classes » en « masses », sans intérêt commun, et l’élimination parallèle de toute solidarité de groupe constituaient la condition sine qua non de la domination totale. L’atomisation sociale et l’individualisation extrême constituent une base au totalitarisme.
Nous ne connaissons plus aujourd’hui de grandes formations politiques fondées sur une idéologie mobilisatrice et partisane ni de grandes organisations syndicales ou associatives rassemblant des millions de citoyens sur la base d’intérêts collectifs communs.
Le contexte est plutôt celui de sociétés où, en perte de repères, beaucoup se replient sur des valeurs traditionnelles ou religieuses plus marquées, parce qu’elles ont l’intérêt d’apporter des réponses claires — parfois simplistes — à des questions complexes. En France, la sécularisation ne s’est pas arrêtée. Mais dans le même temps, si le nombre de croyants n’augmente pas, on constate une pratique religieuse plus fervente et parfois plus rigoriste, et ce dans toutes les religions.
Dans ce contexte, toute solidarité qui lie les majorités et les minorités, et les transcende, est remise en question. Or, de tous temps, la qualité et l’état d’une démocratie ont été jaugés à la manière dont elle traite ses minorités.
LA LAÏCITÉ COMME OUTIL DE PAIX CIVILE PUIS DE COHÉSION NATIONALE
La laïcité s’est justement imposée en France, certes avec de sérieuses difficultés, avec notamment pour objectif d’assurer aux minorités les mêmes droits que la majorité. L’État, parce que laïque, est indifférent aux croyances et aux convictions de ses citoyens. Il est parfaitement impartial vis-à-vis d’eux et ne saurait se montrer davantage soucieux d’une majorité convictionnelle face à une ou plusieurs minorité(s). Le système laïque nous fait devenir, tous, pleinement citoyens avant toute chose, à égalité de droits et de devoirs. Nos appartenances propres ne sauraient donner de quelconques avantages spécifiques, pas même pour ceux qui appartiendrait à une supposée majorité. Avec la laïcité, il n’y a pas en France de majorité catholique reconnue par l’État face à des minorités agnostiques, athées, musulmanes, protestantes, juives, bouddhistes ou autres. Il n’y a pas plus aujourd’hui de reconnaissance institutionnelle d’une majorité athée face à des minorités religieuses. Pas plus encore de qualification d’une majorité de « culture judéo-chrétienne » (l’exclusivité de cette expression est-elle fondée et a t-elle même un sens ?) face à une minorité de « confession ou de culture musulmane ». Non, le système laïque suppose une même appartenance commune à la Nation.
L’INCULTURE LAÏQUE ET LE CULTE DU CLASH
Pourtant, dans la période que nous traversons, nous constatons un terrible manque de rigueur quant à l’explication de ce qu’est toujours la laïcité. Celle-ci est invoquée à tort et à travers par certains journalistes, intellectuels et personnalités publiques pour répondre à tous les problèmes de la société (un seul exemple avec le feuilleton des plages et du burkini -et ses fakes news qui l’accompagnent -, désormais annuel) mais aussi pour imposer à nouveau ce clivage entre une majorité, en réalité inexistante parce qu’elle-même extrêmement diverse, et une minorité, également multiple. Une majorité et une minorité bien souvent caricaturées et « ethnicisées » par ces mêmes personnes. Cette laïcité dite « identitaire » s’oppose à la propre histoire du combat laïque (qui s’est véritablement concrétisé une première fois avec la Révolution française et la rédaction de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen) et au sens véritable de ce principe de concorde.
Face à cette colossale « inculture laïque », l’instrumentalisation sensationnaliste, politicienne et électoraliste d’un concept juridique pourtant commun à tous est, d’une part, tout à fait intolérable pour tout partisan de la liberté de conscience, et d’autre part, extrêmement dangereuse. Loin de contribuer à une quelconque éthique collective, loin d’appeler à la raison et au libre arbitre, elle ne cesse au contraire de convoquer les instincts primaires de chacun d’entre nous et d’alimenter les discours victimaires.
Le politique (en particulier) a pourtant la responsabilité de préserver l’unité nationale et de refuser les surenchères pour ne pas, comme disait Aristide Briand, « déchaîner les passions religieuses ». L’État doit être fort dans sa protection des minorités, ce que soulignait déjà le philosophe Pierre Bayle au 17ème siècle, considéré comme l’un des tous premiers « penseurs laïques ». Il doit également se défendre, objectivement, de tout obscurantisme et de tout comportement contraire aux « exigences minimales de la vie en société » (pour reprendre l’expression du Conseil constitutionnel).
LA RESPONSABILITÉ DE L’ÉTAT ET LE BESOIN CONSIDÉRABLE DE PÉDAGOGIE
Aujourd’hui, le besoin de pédagogie sur ce qu’est la laïcité est considérable, et l’Observatoire de la laïcité y travaille utilement. Mais il est également essentiel pour tout citoyen d’interpeller les intellectuels et les politiques pour préserver son système laïque tel que défini à son origine et qui, dans ce cadre, fait partie en France de l’équation démocratique. Les médias ont aussi leur part de responsabilité. Il est, sur ce point, raisonnable de leur rappeler que la vérité, la rigueur, l’exactitude et l’intégrité constituent les piliers normatifs du journalisme.
© Photo : L’Humanité
Nicolas Cadene
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