La capacité du Président Macron à rompre avec l’emprise du discours identitaire dans lequel certains « républicains » tentent d’enfermer la vie publique en général et l’idée de République en particulier est l’un des principaux enjeux idéologiques et politiques de son mandat.
Les « républicains identitaires »
Notion à forte charge symbolique, l’« identité nationale » s’est imposée comme norme de référence de l’ordre social, politique et juridique de la République. Et ce, en dépit des approximations qui continuent de caractériser sa substance comme sa délimitation. Il n’existe pas de définition objective ou scientifique de l’« identité nationale » ou de l’« identité française ». Sa représentation renvoie aujourd’hui à un noyau dur hérité d’un temps ancien, irréductible, non négociable, permanent et stable. Cette construction discursive a imprégné la conscience collective. La diffusion de ce discours dominant sur l’identité nationale atteste la victoire idéologique et culturelle des courants de pensée réactionnaires issus de l’extrême-droite. Il s’agit là de l’expression d’un néo-nationalisme.
Malgré ses diverses entorses à la conception républicaine de la nation et les multiples déclarations antisémites et racistes de son leader historique, le discours du Front National s’est à la fois banalisé et diffusé au sein du corps social et politique. Reste qu’au-delà de la force motrice que représente le Front National dans la droitisation du champ politique, Nicolas Sarkozy porte une lourde responsabilité historique dans la réhabilitation de la thématique de l’identité nationale. Au-delà du discours qui conjugue communautarisation, amalgame et stigmatisation, son mandat présidentiel (2007-2012) fut marqué par la création d’un ministère accolant dans son intitulé les termes « immigration », « intégration » et « identité nationale » ; un fait institutionnel qui annonçait l’ouverture officielle d’un débat sur l’identité nationale…
Un débat qui a perduré de fait durant la présidence de François Hollande, dont le mandat fut traversé par des problématiques sécuritaire et identitaire confortées par un contexte de menace terroriste. Le lien est subrepticement établi entre « sécurité » et « identité ». En témoigne le projet (avorté) d’inscrire, dans la Constitution, la possibilité de la déchéance de la nationalité pour les binationaux convaincus d’actes de terrorisme. Il s’agissait là d’une rupture avec l’un des principes fondamentaux de la République, à savoir l’égalité de tous devant la loi, sans distinction d’origine, de race et de religion. Les frontières entre républicanisme et nationalisme sont plus brouillées et plus opaques que jamais, au point d’assimiler l’identité nationale et l’identité de la République.
Le discours de l’actuel président a lui-même entretenu une certaine ambivalence en matière de discours sur l’identité et l’histoire nationales.
Une confusion au cœur de la montée d’une tendance laïco-identitaire qui ne se résume pas aux intellectuels et anciens élus de la gauche vallsiste réunis au sein du « Printemps républicain » : elle s’exprime en effet jusqu’au sein du Front national. Tous promeuvent une même volonté de valoriser un certain nombre de sujets dans l’agenda politique : qu’est-ce qu’être français, quelles sont les frontières du pays, quelle est notre «identité nationale»… ? Ce type de questionnement est l’expression d’un désarroi face à des bouleversements profonds dont les racines sont à chercher dans un monde globalisé dans lequel se trouve absorbé notre village national.
Incapable de produire un discours adapté à cette nouvelle donne systémique, pour cette gauche, la laïcité est plus qu’un principe juridique de séparation entre l’État et les religions : il est appelé à s’imposer comme un trait identitaire de la société française. Ce courant « laïco-identitaire » se perd ainsi dans la surenchère rhétorique et idéologique qui dénature la laïcité, « parce qu’ils en font un outil antireligieux, antimusulman », comme l’explique Jean-Louis Bianco dans un entretien au journal Le Monde, 19 janvier 2016.
Macron : la sortie de l’impasse identitaire ?
La séquence historique caractérisée par la production/construction de discours identitaires est-elle en train de se refermer ? Le « nouveau monde » prôné par Emmanuel Macron est-il de nature à mettre fin à la « République identitaire » ?
Emmanuel Macron connaît un rapport complexe à l’identité, un rapport qui ne cède pas à cette facilité qui consiste – en Occident et ailleurs – à entretenir et à exploiter le malaise identitaire de la société pour s’imposer. Depuis le début de sa fulgurante ascension, il n’a cessé de défendre une conception libérale de la laïcité, conforme à la lettre et l’esprit de la loi de 1905. Concernant l’islam, sa légitime intransigeance à l’égard des djihadistes et sa référence au « terrorisme islamiste » ne relèvent nullement de l’amalgame et de la stigmatisatisation des musulmans. Mieux, il a pris acte du caractère multiculturel de la société française – sans adhérer pour autant à la doctrine multiculturaliste – pour mieux dénoncer les tenants de « l’identité rabougrie ».
En cela, son élection sonne comme un échec historique pour le large éventail représentatif des diverses branches de l’identitarisme à la française allant de Marine Le Pen à Manuel Valls en passant par Laurent Wauquiez. Au-delà de l’échiquier politique, cette élection s’inscrit dans une bataille culturelle et intellectuelle dans laquelle la conception constructiviste et interactionniste (aujourd’hui majoritaire dans les sciences sociales) de l’idée même d’identité – faisant d’elle un construit plus qu’un donné, un produit social et historique – a du mal à se rendre audible dans le débat public.
Pourtant, la victoire d’Emmanuel Macron ne saurait faire illusion : la « mondialisation heureuse » qu’il souhaite incarner est loin d’avoir convaincu une majorité des Français. En outre, selon l’enquête « Fractures françaises » parue début juillet, 65 % des Français estiment qu’il y a trop d’étrangers en France et seuls 40 % des citoyens ont une opinion positive de l’islam. Une défiance qui ne date pas de la montée du terrorisme djihadiste et qui s’inscrit dans une histoire longue…
Or, face à l’état de l’opinion, l’actuel président a déjà fait montre de sa tendance à envoyer un certain nombre de signaux identitaires, mêlant parfois son histoire personnelle à un certain récit national. Ainsi, à Reims, à quelques mètres de la cathédrale Notre-Dame,« où bat le cœur de la France », il s’était présenté ainsi comme « un fils de France, dont la souche se perd entre Amiens et les confins du Pas-de-Calais. ». Il n’a pas hésité non plus, à reconnaître les « racines chrétiennes de la France », avant de rendre hommage à Jeanne d’Arc : une formule et un symbole ressuscités par le Front National. Durant la campagne présidentielle, il a à la fois souligné les « éléments de civilisation » inhérents à la colonisation française et qualifié celle-ci de « crime contre l’humanité » en Algérie…
Instruire un quelconque procès historico-moral et entretenir une quelconque culpabilité n’a pas de sens. Reconnaissance (de faits) et devoir d’histoire ne signifient pas repentance. Seule la connaissance historique vaut contre le déni et l’oubli. Elle seule permettrait de déconstruire le discours sur l’identité française tout en soulignant l’incongruité de toute analogie générale et systématique : la République de ce début de XXIᵉ siècle ne consacre pas de régime légal d’« apartheid », elle n’adhère pas aux théories racialistes, au contraire, celles-ci sont condamnées au sein des institutions scolaires et judiciaires. Toutefois, l’analyse du présent et la connaissance du passé mettent en lumière le poids du refoulé colonial. Le cordon ombilical qui relie la République coloniale à notre République n’est pas définitivement coupé. La période coloniale perdure dans les imaginaires et représentations politiques et sociales de notre temps.
À la fois président de la République et garant de l’unité nationale, Emmanuel Macron est appelé à défendre et à incarner une idée de la France. Une responsabilité d’autant plus lourde qu’elle s’inscrit dans un double contexte de persistance de la menace djihadiste et du sentiment-discours xénophobe. Cette responsabilité appelle ici non pas à rechercher un quelconque point d’équilibre, mais à assumer le défi qui consiste à créer une identification collective à une communauté une et plurielle dans une « grande nation inclusive » (Th. Tuot) seule à même de répondre à la question existentielle de nos contemporains : sommes-Nous ? Est-ce que cela passe, comme le dit le président de la République dans son entretien au Point, par le fait de « réinvestir un imaginaire de conquête » ?
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