Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft (GAFAM) sont aujourd’hui à la pointe de la recherche en intelligence artificielle. Leur capacité d’influence dans le monde n’a d’égales que leur fortune et la flagornerie des États pour les attirer sur leur territoire. Mais ces grandes firmes demeurent largement des produits de l’administration américaine. Doit-on voir dans leur action internationale en matière d’IA la seule main de l’Oncle Sam pour étendre sa puissance ?
Les géants technologiques que l’on rassemble sous l’acronyme de GAFAM ont su tisser un vaste réseau mondial d’interdépendances, les plaçant en position d’acteurs quasi-monopolistiques. Les biens et services qu’ils mettent à la disposition du plus grand nombre, et ce, a priori de manière gratuite (moteur de recherche, réseau social… le prix à payer étant l’ouverture de nos données), soumettent in fine la majeure partie de la planète à leurs seuls caprices et intérêts.
Mais ne nous méprenons pas : les GAFAM ne sont pas de simples acteurs économiques. Si l’on peut faire remonter leur naissance à l’esprit créatif de quelques personnalités bien inspirées, leur développement n’eût pas été si fulgurant sans le soutien financier et juridique de l’État américain, qui a nourri leur développement en leur offrant des contrats particulièrement juteux.
Deux exemples : celui littéralement offert à Google, en 2010, d’une valeur de plusieurs milliards de dollars, pour fournir ses technologies de « visualisation géospatiale » à l’agence sœur de la NSA, la National Geospatial-Intelligence Agency (NGA) ; celui de la CIA, 600 millions de dollars, remporté par Amazon en 2014 pour fournir des services cloud aux agences de renseignement américaines. Mais, plus encore, depuis qu’ils se sont lancés dans une course effrénée à l’intelligence artificielle, les GAFAM sont devenus des atouts de poids de la politique étrangère américaine, et plus particulièrement du soft power.
« ORGANISER TOUTE L’INFORMATION DU MONDE »
Considérer les GAFAM comme un instrument du soft power américain implique un retour aux sources même du concept. C’est dans Bound to Lead: The Changing Nature of American Power (1990) que Joseph S. Nye fait apparaître la notion de soft power pour la première fois. Opposée au hard power, elle définit une forme de puissance reposant sur la capacité de l’État à « dresser l’ordre du jour politique d’une manière qui modèlera les préférences exprimées par les autres », à « structurer une situation de telle sorte que les autres pays fassent des choix ou définissent des intérêts qui s’accordent avec les siens propres », et se fondant sur des « ressources intangibles telles que la culture, l’idéologie, les institutions » ou encore sur « l’attrait culturel et idéologique. »
Si l’on retient cette acception, les firmes technologiques américaines, Google au premier chef, constituent en effet, à bien des égards, un instrument de soft power au service des États-Unis. Dès 2007, la philosophe et philologue Barbara Cassin, dans un livre qui a fait date, Google-moi, la deuxième mission de l’Amérique, rapprochait judicieusement la mission que s’attribue Google de celle, historique, des États-Unis, soit l’ordonnancement du monde. Un mot d’ordre de l’entreprise de Mountain View, basée en Californie, éclaire cette aspiration messianique sous un jour original : « Notre ambition est d’organiser toute l’information du monde. » La particularité des GAFAM réside seulement dans le vecteur de leur mission : les technologies de l’information et de la communication.
L’IA : L’AVANT-GARDE TECHNIQUE DE LA PUISSANCE AMÉRICAINE
Au sein du soft power américain, l’intelligence artificielle a ceci de particulier qu’elle renferme un réel pouvoir de fascination, que les firmes technologiques mettent évidemment au service de leurs intérêts : l’engouement, somme toute récent, de l’IA en France a poussé ainsi l’exécutif à accueillir ces grandes entreprises à bras ouverts. Deepmind (filiale de Google), Samsung, Fujitsu, Facebook, ou encore IBM ont accéléré leur implantation dans l’hexagone à mesure que se dessinait la « stratégie » française en IA. Le 29 mars dernier, jour de la remise officielle du rapport Villani, Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, se disait « honoré » de rencontrer et de discuter avec le patron de Deepmind, présent pour l’occasion, Emmanuel Macron se félicitant quant à lui de l’arrivée de ces grandes entreprises sur le sol français.
Sur un plan culturel, l’intelligence artificielle conçue par les GAFAM draine un certain nombre de valeurs que l’on ne doit pas non plus négliger.
Par-delà les retombées en termes d’investissements et d’emplois que promettent ces arrivées, et qu’il faudra scruter avec attention, l’IA étend le domaine d’influence des entreprises technologiques à des questions autrement plus politiques. Restons sur le cas français : l’utilisation de logiciels par la DGSI fournis par Palantir, une startup liée à la CIA, posent avec acuité la question de l’indépendance de la France vis-à-vis de ces entreprises et, par suite, de l’administration fédérale américaine. Quel est le contenu de ces outils informatiques ? Quel traitement ces entreprises font-elles des données que génèrent les utilisateurs de leurs logiciels ? Rien dans la règlementation actuelle ne garantit que notre autonomie et notre souveraineté sont garanties.
Sur un plan culturel, l’intelligence artificielle conçue par ces firmes draine un certain nombre de valeurs que l’on ne doit pas non plus négliger. Les fondateurs de Google, Sergueï Brin et Larry Page, sont tous deux engagés dans le mouvement transhumaniste. Cette implication personnelle de membres de Google, fussent-ils aussi célèbres, n’aurait d’autre intérêt qu’encyclopédique s’ils n’étaient pas aussi proches du gouvernement américain.
Ray Kurzweil, directeur de l’ingénierie chez Google et véritable maître à penser du mouvement transhumaniste, est également à l’origine de la Singularity University, fondée par Google en collaboration avec la NASA, qui véhicule l’espoir d’un renforcement physique et cérébral de l’humain par la technologie, et ce, pour résister aux progrès de la technologie qui menaceraient la supériorité des humains sur les machines.
Par ailleurs, son champ d’action n’est pas cantonné à la seule sphère de la recherche, puisqu’il fait aussi partie de l’Army Science Advisory Board, comité chargé de conseiller l’armée américaine dans les domaines scientifiques et techniques.
La prépondérance de ces firmes dans le domaine de l’IA leur a permis d’adosser ce répertoire de techniques à une idéologie. Pour être plus précis, elles sont parvenues à maquiller le seul intérêt marchand du développement de l’intelligence artificielle, suivant alors un schéma néolibéral somme toute classique, en une axiologie particulière – le trans/post-humanisme.
Son intérêt ? Épouser parfaitement les espérances et les attentes que véhicule cette technologie ; autrement dit, donner un sens aux possibilités offertes par l’IA de franchir les obstacles que l’humain se voit opposer par son corps et son intellect. Pour les transhumanistes comme Ray Kurzweil, l’IA permettra demain aux machines de dépasser les êtres humains en force et en intelligence. Il s’agit donc de puiser dans cette technologie les moyens de maintenir notre supériorité, sous peine de finir à l’état d’esclaves. Par ce biais, le pouvoir d’influence de cette idéologie n’en est que plus accru.
D’ailleurs, par-delà les différences culturelles qui les séparent, c’est bien ce phantasme de la technologie surhumaine entretenu outre-Atlantique qui a définitivement convaincu la Chine d’entrer de plain pied dans la compétition mondiale pour l’intelligence artificielle.
LA DONNÉE, PRIX DE NOTRE SUJÉTION ?
Bien évidemment, l’intelligence artificielle n’est pas seulement un instrument de « puissance douce », un simple pouvoir de séduction et d’influence ; c’est aussi une arme technologique, mise en particulier au service du cyber-renseignement américain. Les techniques associées à l’IA permettent désormais de traiter une quantité considérable de données, qui sont captées en majeure partie par les firmes technologiques américaines et stockées dans leurs data centers : Google, à lui seul, en possèderait une quarantaine, rassemblant près d’un million de serveurs, dont une vingtaine implantés aux États-Unis.
Les accords passés entre Google, Amazon ou Microsoft avec l’administration américaine, et notamment les agences de renseignement (NSA, CIA), offrent potentiellement aux services américains les données de centaines de millions d’individus. En l’absence de transparence, il est difficile d’évaluer quelle utilisation en est faite (renseignement, désinformation, manipulation…), mais il est manifeste que cette surveillance extraterritoriale dopée à l’IA dépasse allègrement les bornes sémantiques du soft power.
Alpha et oméga des possibilités offertes par l’IA, les données sont devenues un enjeu de première importance pour l’indépendance des pays. À cet égard, l’Europe est en train de franchir une étape notable : le 25 mai, le règlement général sur la protection des données (RGPD) entrera en vigueur dans tous les États membres de l’Union européenne, un instrument juridique censé mieux protéger et encadrer l’utilisation des données des Européens.
Les États devront néanmoins faire preuve d’un réel volontarisme pour donner aux Cnil européennes les moyens d’enquête et de contrôle nécessaires à leur mission, sans quoi tout effort pour réguler l’utilisation des données sera vain. Il faudra sans doute aller plus loin : si les espoirs et les craintes attachés à l’IA se matérialisent, la France et l’Europe ne pourront se contenter de placer leur confiance dans des firmes étrangères dont les intérêts pourraient diverger des nôtres. C’est une question de souveraineté, donc de démocratie.
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