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Du burkini au bikini. Le feuilleton estival d’une mythologie bien française

Un an après l’affaire du burkini en France, c’est un autre emballement qui a défrayé la chronique estivale, autour du bikini en Algérie. Sur font d’obsessions bien françaises, un simple morceau de tissu, sur le corps cette fois, déchaîne les passions et revêt tous les atours de ces mythologies dont Barthes était friand.

À l’été 2016, c’est l’interdiction de ce fameux « burkini » – une tenue de bain recouvrant entièrement le corps – dans plusieurs communes du littoral hexagonal qui déclenchait une vive polémique. Celle-ci opposa d’un côté, sous couvert d’une laïcité intransigeante, les apologues des « valeurs républicaines », et de l’autre les défenseurs du droit pour chacun de porter la tenue qui lui sied, y compris sur une plage. Au bout d’un mois de palabres houleux, le Conseil d’Etat donna raison aux seconds contre les premiers et annula les arrêtés municipaux d’interdiction en précisant qu’ils constituaient « une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales que sont la liberté d’aller et venir, la liberté de conscience et la liberté personnelle ».

En fin de compte, la modération l’emporta sur l’hystérie. Mais cela laissa des traces durables. Car l’hystérie, s’agissant du tissu, des femmes et de l’islam, c’est-à-dire au fond de la visibilité de la religion musulmane en France, s’éteint difficilement. À l’étranger, la polémique autour du burkini a, on le sait, suscité l’émoi d’une fraction importante de la presse libérale anglo-saxonne. Le débat continue à faire rage, jusqu’au sein de la gauche américaine où le port de cette tenue manifestant des convictions conservatrices fait parler de lui.

Cette année, c’est d’Algérie qu’est venu le contre-feu. Début juillet, dans la région d’Annaba, des femmes décidèrent de créer un groupe – privé – sur Facebook pour organiser des baignades en maillot de bain et défendre ainsi leur droit de porter, conformément à la loi algérienne, la tenue de leur choix sur les plages, et notamment le bikini.

C’était aussi une façon de réagir, et de répliquer, aux campagnes haineuses que des salafistes ont lancées dans certaines communes du pays contre des femmes vêtues trop légèrement à leurs yeux. Cette initiative, qui n’est pas la première du genre en Afrique du nord, par exemple au Maroc, a d’abord été signalée par un journal local français, Le Provençal, avant d’être relayée par la presse algérienne. Quelques jours plus tard, Marianne s’en fait l’écho, sur un ton plutôt neutre, en mettant l’accent sur le harcèlement dont sont souvent victimes les femmes sur les plages algériennes – une réalité.

Mais très vite, l’info est reprise, et démultipliée. De Paris, on voit des « baignades républicaines » proliférer sur les côtes algériennes et les femmes en bikini, d’une dizaine à l’origine, deviennent vite des centaines, puis des milliers. L’initiative locale née à Annaba prend une dimension nationale et se transforme en véritable « révolte des bikinis » déferlant sur le littoral, jusqu’à ce que certains médias imaginent carrément une baignade géante de plus de 3000 femmes en bikinis sur une plage de Kabylie. Cette dernière « info » s’avéra être une fake news et, du coup, signa la fin de l’emballement.

Dans le double épisode burkini-bikini, les médias, d’abord, ont joué un rôle structurant. En cette matière délicate, par leur mécanique discursive, ils ont contribué à façonner des représentations, à créer des percepts, à fabriquer le buzz. Ne nous attardons pas trop sur cette machinerie médiatique, d’autres l’ont fait, et bien fait. Soulignons au passage, s’agissant du buzz du bikini, la remarquable « circulation circulaire de l’information », selon l’expression de Bourdieu, qui, shootée à Internet, a produit ce formidable gonflement du fait initial, passant d’une initiative locale et privée à une « révolte » nationale, jusqu’à sa métamorphose en une fake news. Quand le fantasme nourrit l’information, c’est souvent l’effet inverse qui se produit.

Burkini – bikini : mécanique du récit

Au burkini de l’an dernier a donc répondu le bikini cette année. Comme si, en changeant de théâtre, on avait modifié les costumes, mais gardé le décor et conservé les acteurs. Même à fronts renversés, les ingrédients du buzz sont à peu près les mêmes. Burkini et bikini symbolisent les deux versants d’un même phénomène perçu : la manifestation de l’extrémisme musulman d’un côté, les réactions salutaires de femmes insoumises contre cet extrémisme de l’autre. Étonnant chassé-croisé, où l’islam se manifeste à travers le burkini dans un pays laïque, tandis que dans un pays musulman c’est du bikini que l’on fait un héraut.

Car en France comme en Algérie, la loi est limpide : hommes et femmes peuvent se vêtir de la tenue de leur choix pour se baigner, à condition que cela ne perturbe pas l’ordre public, et c’est heureux ainsi. Le fait est que dans la réalité, certains l’entendent différemment. Si, outre-Méditerranée, les intolérants sont des religieux extrémistes, en France ils se recrutent souvent parmi ces bigots d’une laïcité en acier trempé. Dogme contre dogme, en fin de compte.

Burkini et bikini incarnent en effet les deux versants d’un même phénomène perçu : la manifestation de l’extrémisme musulman d’un côté, les réactions salutaires de femmes insoumises contre ledit extrémisme de l’autre. Etonnant chassé-croisé de perceptions, donc, où l’expression de l’extrémisme se déroule, à travers le burkini, dans un pays laïque, tandis que dans un pays musulman, où l’islam est religion d’État, c’est du bikini que l’on fait un héraut.

Le fait est qu’en Algérie, de « révolte des bikinis », il n’y eut pas. Comme il n’y eut pas, à la différence de la France, d’emballement de la presse algérienne à ce sujet. On en parla un peu, dans le sillage du premier article qui révéla l’initiative, et puis on passa à autre chose. Non pas que les Algériennes n’ont pas de vraies revendications à faire prévaloir concernant les tenues de bain et la mixité sur les plages. Non pas qu’elles ne subissent pas, au quotidien, le joug d’un insupportable harcèlement de rue qui déborde bien souvent sur les plages. Mais les femmes en Algérie rencontrent des problèmes bien plus graves que les baignades en bikini pendant les vacances d’été.

Des violences dont elles sont victimes à l’infâme Code de la famille qui est toujours en vigueur, les Algériennes se battent d’abord contre des mentalités, des représentations, qui sont profondément sexistes. Sans blâmer la religion musulmane, elles mettent davantage en accusation des comportements culturels, le laxisme de la loi, l’incurie des pouvoirs publics, voire leur complicité. Et si la question vestimentaire, en matière de droits des femmes, est un vrai sujet en Algérie, c’est davantage à l’université ou sur les lieux de travail que celle-ci se pose.

Détournement

D’où, en Algérie, une certaine perplexité, voire un certain agacement face à ce qui a été perçu comme un véritable détournement. Car pour beaucoup d’Algériennes, le problème de la tenue de bain sur les plages n’est pas un problème de religion, c’est un problème culturel. Et poser la question du bikini en termes d’opposition simpliste entre l’extrémisme et la modernité, ou encore entre les « Lumières » et « l’obscurantisme », selon la terminologie française, est en effet non seulement caricatural, mais aussi dangereux car cela crée ou ajoute encore plus de confrontation.

Le second détournement concerne l’objet lui-même, le morceau de tissu couvrant le corps de la femme. Car tel qu’il a été observé depuis Paris, ce bikini algérien a, au fond, moins concerné la femme algérienne, ses droits, ses libertés, que, à travers son tissu, la société française et, enfouie dans ses creux et ses plis, sa passion de l’islam, au sens étymologique du mot, la douleur, le supplice qu’il provoque dans le corps social hexagonal.

Le bikini, on le sait, est un emblème français. Crée par le Français Louis Réard en 1946, ce petit bout de tissu – qui porte le nom d’un atoll du Pacifique où les États-Unis ont effectué des essais nucléaires – est entré dans la légende avec Brigitte Bardot sur la Croisette en 1953. Dans les années 1960, le bikini fait fureur à Saint-Trop’ et a pour égérie, non seulement « BB », mais aussi la sulfureuse Ursula Andress dans James Bond contre Docteur No. Chanté par Dalida, le « tout petit, petit, bikini » acquiert tous les attributs du mythe.

Un mythe, c’est une mise en récit, « une parole » selon Barthes, mais aussi un message, un système de communication. Pour l’auteur de Mythologies, le mythe est donc un détournement du langage qui procède d’une intention, laquelle est motivée par une idéologie et des valeurs – bourgeoises selon lui. N’y a-t-il pas alors, dans ce mythe aux couleurs de la Riviera, un détournement du féminisme ? Car un mot, tout de même, sur le signifié du bikini, et sur notre aptitude française à ne discerner le corps d’une femme libre, partout dans le monde, que revêtue de ce morceau de tissu. Comme cela a déjà été souligné au sujet du burkini l’an dernier, le fantasme du bikini révèle aussi, plus explicitement, la conception dominante en France, en Occident, de l’émancipation de la femme.

Cela ne signifie pas, bien sûr, que la conception de la femme qui prévaut en Afrique du Nord soit meilleure, ou supérieure. Mais cette propension, sous couvert d’universalisme, à sans cesse mesurer la liberté de la femme et son degré d’émancipation à l’aune de la taille de sa jupe ou de l’épaisseur de son maillot de bain a quelque chose de dérangeant. Parce qu’en réduisant la femme à son potentiel de sensualité, en n’en faisant qu’un corps, qu’une silhouette devant être mise en valeur avec des vêtements appropriés – jupe courte ou bikini -, il me semble, peut-être naïvement, que l’on va à l’encontre de tout ce qui fait de la pensée féministe moderne en Occident une pensée progressiste.

Le couple burkini-bikini met peut-être en lumière une fantasmagorie de l’islam par la femme, largement répandue, qui s’est incarnée dans un double jeu d’écriture du récit. D’un côté, la dystopie du burkini où tout s’emmêle : une France sur le point d’être soumise à l’islam, meurtrie par le terrorisme djihadiste, dont les valeurs éternelles sont désormais dissoutes dans la charia, où des femmes enténébrées viennent dénaturer nos plages. D’un autre côté, l’utopie du bikini, ou plutôt son paradis perdu, où de sublimes sylphides presque nues s’étirent sur le sable et se lovent dans les vagues, la peau mordorée, les seins tendus, ivres de liberté, insoumises, etc.

Dans ces deux représentations, l’une dystopique et désincarnée, l’autre utopique et hyper-sexualisée, la femme joue au fond les seconds rôles, celui d’interprète, ou d’incarnation : objet sexuel ou simple porte-manteau. Elle incarne le monde rêvé, ou détesté, mais n’en est pas l’auteure, la créatrice. Le démiurge qui inspire la Weltanschauung, qui crée et attribue les rôles, découpant les saynètes, et distinguant le bien du mal, c’est un homme !

On ne peut s’empêcher de voir dans le jugement qui a accompagné l’emballement autour du bikini algérien une prise de position idéologique, et une nouvelle manifestation de cet « universalisme à la française ».

Et si l’on pousse un peu le raisonnement, du coup, à l’argument de la soumission de la femme en burkini, de son abandon de liberté, ne pourrait-on pas opposer l’idée que c’est probablement la vision hyper-sexualisée, fantasmatique, d’un certain type de femme (mince, belle, belle parce que mince, cela va de soi) portant un certain type de maillot de bain (celui qui met en avant une silhouette fine, échancré de préférence) qui est valorisée dans cet emballement autour des-femmes-en-bikini-en-Algérie, dans cette mythologie donc ? Et que celle-ci exprime aussi une certaine conception de la femme-objet, soumise à un diktat, moins celui de la société de consommation que, de façon assez traditionnelle, celui de l’homme dont elle est la « chose », l’objet, la créature, sans faculté de juger, sans liberté ?

Regard paternaliste ? Néo-colonialiste ?

L’érection du bikini – ou de la jupe courte d’ailleurs – en étalon de la liberté des femmes est doublement gênante. Non seulement parce que cela tend, on l’a dit, à imposer une norme douteuse de la féminité. Mais en plus parce que cela dénie aux femmes le droit de se vêtir comme elles l’entendent. Au nom de la liberté et de l’émancipation, on en réduit la portée – ce qui a motivé les arrêtés municipaux d’interdiction du burkini sur les plages françaises.

Or, que cela nous plaise ou non, autant que sa rareté, l’abondance de tissu sur le corps des femmes est aujourd’hui la manifestation d’une liberté fondamentale. Le burkini, en ce qu’il participe d’une autonomie du sujet, vaut bien le bikini, pour exactement les mêmes raisons, et la seule aune valable, en Occident comme dans le monde musulman, à laquelle juger la tenue, c’est la liberté.

Au surplus, on ne peut s’empêcher de voir dans le jugement qui a accompagné l’emballement autour du bikini algérien une prise de position idéologique, et une nouvelle manifestation de cet « universalisme à la française », hélas encore bien dominateur, qui consiste souvent à voir le monde à travers des jumelles françaises et à le réinventer à l’aune de nos propres canons. Car, il y a dans le chiasme burkini/France – bikini/Algérie une étrange symbolique – une de plus. Comme si, à la dissolution perçue par certains, Premier ministre en tête, des « valeurs » républicaines dans le burkini l’an dernier en France, avait répondu l’ivresse de voir renaître le bikini – et à travers lui la République – sur les plages algériennes. D’ailleurs, n’est-ce pas au départ cette expression de « baignades républicaines » (inventées de toutes pièces, donc) qui a attiré l’attention d’une partie de la presse et, de fil en aiguille, créé le buzz ?

Certains, en Algérie, se sont à juste titre émus du regard paternaliste porté, depuis la France, sur la réalité algérienne. Notre propension, qui relève davantage du réflexe, à embrasser le monde à l’aune de nos critères, de nos canons, de nos fantasmes, n’est pas nouvelle et, du reste, s’avère assez bien partagée en Occident. S’agissant de l’Algérie, ce nombrilisme des valeurs, peut-être même de la morale – puisque, après tout, le bikini, c’est bien et le burkini, c’est mal – prend une tournure particulière lorsqu’il provient de l’ancienne puissance coloniale.

Peut-être plus grave encore : cette (vieille) tentation, qui est revenue cet été, de s’immiscer dans le débat algérien en distinguant, conformément à un ancien stéréotype, les Arabes des Kabyles, ces derniers étant, naturellement, presque ontologiquement, plus « aptes » à la laïcité que les premiers. N’insistons pas trop, mais la division des « indigènes » faisait partie de la stratégie utilisée à l’appui du projet colonialiste de la France. « La France doit développer cet instinct antipathique entre Arabes et Kabyles et mettre à sa convenance les deux races aux prises l’une contre l’autre », déclarait par exemple un certain docteur Eugène Bodichon en 1845.

Le préjugé favorable aux Kabyles, réputés plus enclins à absorber les « valeurs » de la France, a constitué une antienne structurante du discours colonial français. De l’histoire ancienne ? De l’histoire qui revient, par bribes. Cet été, le bikini, bien qu’il ait été « révélé » d’abord à Annaba, hors de la Kabylie donc, a été très vite resitué en Kabylie par certains. Dans sa précipitation, et il s’agit sans nul doute d’un lapsus, BFM TV alla même jusqu’à placer sur une carte incluse dans son reportage la « Kabylie » en lieu et place de la ville de Bejaïa ! Quant à Marianne, c’est dans la localité de Tichy, en Kabylie toujours, qu’elle imagina sa « baignade républicaine géante » réunissant quelques 3 000 femmes en bikini.

Au final, l’épisode estival du bikini en Algérie révèle, par un détour, notre difficulté française, occidentale, à accepter la visibilité d’une religion qui, sur fond de terrorisme, demeure associée aux pires avanies. Dans la construction de ces représentations, de ces mythologies, la femme occupe bien entendu, au pays de Marianne, une fonction déterminante. Parce qu’elle incarne la République, son corps est un enjeu identitaire. Lorsque son visage se voile, c’est la République que nous imaginons voilée. Lorsque son corps se dissimule, ce sont ces fameuses « valeurs républicaines » que nous voyons disparaître.

Or en ces temps de crispation identitaire, de doute sur nous-mêmes, où la tentation du repli sur le passé, sur un pseudo-âge d’or, c’est-à-dire en fait sur nos mythes, est plus forte que jamais, le symbole essentiel qu’est le corps de la femme revêt une charge encore plus puissante. D’où les peurs de certains angoissés face au burkini, perçu comme une altération radicale du corps de Marianne, ou leur enthousiasme, leur emballement même, lorsqu’ils voient s’éveiller, dans un pays musulman où la France a laissé tant d’empreintes, le signe visible d’une « civilisation » certes menacée, mais toujours en vie.

© Photo : capture de Modest Fashion, Vimeo.

Karim Amellal

Karim Amellal

est auteur, entrepreneur et enseignant à Sciences Po Paris. Co-fondateur de la plateforme de vidéos scientifiques  SAM Network  et du média sur l’Algérie  Chouf-Chouf , il travaille depuis plus de 15 ans sur l’accès des jeunes à la culture et à l’éducation.
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est auteur, entrepreneur et enseignant à Sciences Po Paris. Co-fondateur de la plateforme de vidéos scientifiques  SAM Network  et du média sur l’Algérie  Chouf-Chouf , il travaille depuis plus de 15 ans sur l’accès des jeunes à la culture et à l’éducation.

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