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Foucault et Bourdieu, explorateurs de l’obscur Continent néolibéral

Sur la couverture de « Foucault, Bourdieu et la question néolibérale », paru aux éditions La Découverte, deux photos : en haut un Foucault aux dominantes blanches, en bas un Bourdieu sombre. Et le mot qui les sépare ou les rejoint : néolibéralisme. On peut préférer le Foucault-Mozart au Bourdieu-Bach ou l’inverse… Reste que Foucault comme Bourdieu ont pris le néolibéralisme, pour le premier, « au sérieux » et, pour le second, comme une « lutte à mort » et qu’ils en ont fait la question centrale de notre siècle. Ici, Christian Laval offre une enquête didactique, claire et concise sur les analyses de ces deux grands penseurs de la gauche, tous deux disparus mais tous deux inquiets, différemment, de l’émergence du néolibéralisme.

On peut rêver une rencontre posthume entre Foucault et Bourdieu, d’où émergerait la réconciliation des « deux gauches » dans un dépassement triomphal, mais faire parler les morts n’est pas le propos, « Dieu » merci, de Christian Laval. Il s’agit ici de rendre compte de la pertinence de l’appréhension du phénomène néolibéral de l’historien-philosophe et du sociologue dans leur contexte et par leurs différentes méthodologies. Christian Laval, chercheur en histoire de la philosophie et de la sociologie à l’université Paris Nanterre, recherche inlassablement une alternative à gauche, précédemment avec Pierre Dardot, dans leur Commun Essai sur la révolution au XXIe siècle, en 2014, et Ce cauchemar qui n’en finit pas : Comment le néolibéralisme défait la démocratie, en 2016.

UNE LOGIQUE NORMATIVE

Le commun d’abord : deux penseurs de la réalité contemporaine entre savoir et politique qui s’attachent à comprendre leur sujet, sans jugement ni adhésion, dans un moment historique où il s’agit de se dégager des lignes marxisantes dominantes lorsqu’ils le jugent nécessaire. Qui font la critique du néolibéralisme de manière transversale, en dégageant des lignes générales. Et s’engagent, de manière précoce et ponctuelle pour Foucault, tardive et totale pour Bourdieu, à des époques dont Christian Laval présente parfaitement les différences. Enfin, autour de Canguilhem, l’importance du milieu qui inspirera la notion de « champs » chez Bourdieu et la redéfinition des normes pour Foucault.

Mais la singularité aussi : temporelle, puisque Foucault a perçu et pensé le haut de l’iceberg néolibéral au milieu des années 1970, alors que Bourdieu a eu la « chance » d’en observer les ravages « en direct », après en avoir pressenti les effets dès 1976, avant de se lancer dans l’engagement total au moment des grèves de 1995. Surtout, les cours au Collège de France de Foucault n’ont été publiés qu’aux début des années 2000, dans une France déjà profondément transformée. Particularité méthodologique aussi, tant leurs approches et leurs objets diffèrent : l’historien-philosophe s’attache à penser la gouvernementalité, le sociologue la domination. Et surtout, enseignants au même moment au Collège de France et même si Foucault est l’ainé de seulement quatre ans, on se demande s’ils se sont mutuellement lus !

Christian Laval rappelle avec acuité que le néolibéralisme, concept de philosophie et de sociologie politique, est une logique normative qui se déploie, pour transformer les relations intra-individuelles et celles des individus avec leurs institutions, sur deux axes : le modèle de l’entreprise généralisable à la société dans sa globalité et la norme de la concurrence du marché qui s’impose à toutes les relations humaines. On pense très fort à la réforme de la SNCF, mais aussi à l’École avec sa carte scolaire. On note également que ce modèle concurrentiel a même été renforcé depuis la crise de 2008, comme s’il s’auto-alimentait.

COMMENT EN EST-ON ARRIVÉ LÀ ?

Foucault, mozartien comme toujours, dans Naissance de la biopolitique (paru en 2004), a montré le lien entre ordo-libéraux allemands, néolibéraux américains et naissance économique de l’Union européenne. Laval analyse avec brio l’art foucaldien de repérer les signaux de la période Valéry Giscard d’Estaing et Raymond Barre, qui débute en 1976, et de montrer, alors qu’il en était contemporain, la mise en œuvre de la politique néolibérale en France. Les politiques keynésiennes de solidarité d’après-guerre (plein emploi, Sécurité sociale universelle) sont abandonnées pour confier au marché le soin de réguler la société, les relations entre individus. On passe de la gouvernementalité libérale classique à l’utilisation des calculs « économistes » de l’individu qui fait de sa vie une entreprise à faire fructifier, pour le mener là où on désire qu’il aille. La définition du libéralisme, puis du néolibéralisme par Foucault remet l’utilitarisme au centre de la réflexion en liant la notion d’intérêt, d’inclinaison, des goûts personnels privés à la gouvernementalité qui incite l’individu, de manière oblique, à calculer son intérêt.

Manipulation des intérêts ? Peut-être. Mais plus sûrement, une réalité déjà aménagée pour la mise en concurrence permanente des individus semble se suffire à elle-même et s’auto-entretenir. Christian Laval montre nettement comment Foucault ne voit pas le pouvoir comme pure coercition et répression mais comme un jeu d’action et de réaction de normes entre elles dans un milieu, à rebrousse-poil du gauchisme des années 1970. Le néolibéralisme n’est pas pour lui une idéologie ou une croyance, c’est le « jeu de la réalité » et son analyse est donc plus exacte mais bien pire. Nous sommes tous, même les plus anti-néolibéraux d’entre nous, dans ce bain normatif qui nous fait interagir selon nos intérêts concurrentiels.

Le néolibéralisme, Foucault et Bourdieu se rejoignent, n’est pas une invasion capitaliste mais une transformation interne de la gouvernance libérale, du gouvernement et de l’État qui infuse, comme le thé, la concurrence du marché dans toute la société et dans les rapports entre individus.

L’auteur met un point d’honneur, qu’il en soit remercié ici, à laver Foucault des accusations de sympathie néolibérale, depuis qu’il a prophétisé le néolibéralisme comme étant « en même temps » de gauche et de droite. Mais Christian Laval propose aussi de réfléchir sur le fait que les « incitations obliques » du mode de gouvernement néolibéral n’ont pas remplacé la contrainte, au contraire de ce que suggérait Foucault : pour preuve la surpopulation carcérale française et ses conditions indignes. Et la réflexion sur la nature de la démocratie dans la gouvernementalité néolibérale, peu développée par Foucault, peut-être fauchée par sa mort précoce.

Christian Laval remet élégamment Bourdieu dans le contexte politique de 1995 au moment de son basculement dans l’action militante. Celui qui a montré la dévoration des champs politique et bureaucratique par le néolibéralisme en disséquant les rapports de domination a surtout interrogé la place de cet « économicisme» impérialiste néolibéral dans la formation des élites et dans tous les champs sociaux, et dévoilé les effets théoriques des « savants de l’économie » sur la société réelle. L’auteur rappelle sainement l’engagement internationaliste de Bourdieu, certes ambigu, mais qui a le mérite d’exister face aux souverainistes qui s’en réclament aujourd’hui.

Il est certain que la résonance des prises de position de Bourdieu a été d’une ampleur mondiale impressionnante sur les acteurs sociaux des années 1990 (on pourrait proposer d’en dire de même pour celle de Foucault dans les phénomènes de lutte LGBT, de #balancetonporc, du soutien aux réfugiés en passant par le mariage pour tous).

Mais enfin, la gouvernance d’Emmanuel Macron est parfaitement capturée par la grille de lecture Bourdieu : faire du neuf avec du vieux en ringardisant ceux qui alertent l’opinion sur le recul du droit et de la règlementation face à la violence de classe.

Le néolibéralisme, Foucault et Bourdieu se rejoignent, n’est pas une invasion capitaliste mais une transformation interne de la gouvernance libérale, du gouvernement et de l’État qui infuse, comme le thé, la concurrence du marché dans toute la société et dans les rapports entre individus. En somme, les élites converties puis formées au néolibéralisme, depuis le milieu des années 1970 en France, s’emploient à contraindre le rôle de l’État qu’elles servent.

On peut déplorer l’absence d’index à la fin de l’ouvrage qui nous permettrait un retour aux références plus rapides. Qu’importe ! Cette grille de lecture redonne envie de se mettre en colère et donc en mouvement, en théorie comme en pratique, pour appréhender le phénomène néolibéral. Et de se garder de donner du grain à moudre aux anti-néolibéraux populistes qui offrent une alternative glaçante au libéralisme classique.

Christian Laval,Foucault, Bourdieu et la question néolibérale, Éditions La Découverte, Mars 2018, 264 pages, 21 euros.

© Photo : Flickr (Hyuro)

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