La Commission européenne fait l’objet de nombreuses critiques depuis sa création. Si certains partis appellent à sa réforme en profondeur, d’autres comme le Rassemblement National considèrent qu’elle devrait être tout simplement supprimée. Il est vrai qu’il n’est pas totalement sans fondement d’appeler à plus de transparence dans la gestion des affaires européennes et à une réforme plus large des institutions européennes. Toutefois, si le système européen est complexe, il sert également de « bouc-émissaire » à certains responsables politiques qui rejettent sur l’Union européenne leurs propres difficultés.
À quelques jours des élections européennes, il apparaît comme nécessaire de rappeler certains fondamentaux du fonctionnement de la Commission notamment qu’elle n’est ni omnipotente, ni totalement responsable de la crise existentielle européenne.
Des critiques liées à l’histoire de la construction européenne
Pour comprendre le fonctionnement actuel de la Commission, il est pertinent de revenir à l’histoire de sa création. La « Haute Autorité » (ancêtre de la Commission), imaginée en 1950 par Jean Monnet, devait être une autorité indépendante dégagée des logiques nationales. L’existence d’une telle autorité était nécessaire pour que le chancelier allemand de l’époque, Konrad Adenauer, accepte la mise en place de la Commuté européenne du charbon et de l’acier (CECA). Autrement dit, l’organe qui allait mener la politique de concurrence se devait d’être un acteur neutre afin que la France et l’Allemagne puissent établir une relation confiance qui devait conduire à la déconcentration et à la décartellisation des conglomérats de la sidérurgie et du charbonnage de la Ruhr. Dès lors la Haute Autorité puis la Commission européenne n’ont cessé de faire l’objet de critiques quant à leur dérive technocratique et antidémocratique. Des critiques de nature idéologique également, compte tenu d’une sorte de dogmatisme de la Commission dès lors qu’il s’agit des équilibres budgétaires des Etats membres et de la libre concurrence au sein du marché commun.
Pourtant, il est difficile d’affirmer qu’elle fonctionne en dehors de toute logique démocratique comme l’attestent sa procédure de nomination et la possibilité d’engager sa responsabilité politique devant le Parlement européen.. Les commissaires sont désignés par les vingt-huit États européens en fonction de leur sensibilité politique. La liste des commissaires est ensuite adoptée par le Conseil à la majorité qualifiée. Surtout, le collège ainsi constitué fait l’objet d’un vote d’approbation au Parlement européen, après audition des candidats devant les commissions parlementaires concernées. Le président de la Commission européenne, équivalent d’un premier ministre, est, en théorie, choisi dans la famille politique qui a remporté les élections européennes et il est élu par le Parlement européen sur proposition du Conseil européen.
En outre, il est vrai que la Commission est institution puissante : elle dispose de pouvoirs de décision, de coercition, d’exécution… Elle bénéficie même d’un monopole en matière d’initiative législative. La Commission prépare et propose en effet des textes législatifs qui sont ensuite votés par le Parlement européen et le Conseil.
En matière décisionnelle, les traités européens offrent à la Commission européenne la possibilité de prendre des mesures unilatérales, sans l’aval du Parlement européen et des États membres mais uniquement dans les domaines où elle a une compétence exclusive : discipline budgétaire, accords commerciaux, politique de concurrence. C’est essentiellement dans ce dernier domaine que la Commission a su imposer son autorité sur les Etats membres et les opérateurs économiques, multinationales comprises.
Sur la discipline budgétaire, la Commission peut rappeler à l’ordre les États qui ne respectent pas les règles de Maastricht comme en 2018 en contraignant l’Italie à réviser son budget ou comme en 2013 en critiquant les excédents commerciaux et budgétaires allemands. Néanmoins, de nombreuses critiques ont été émises dans le cadre de la négociation de traités internationaux comme le TAFTA et le CETA. La Commission a le monopole pour négocier les accords de libre-échange depuis 2009 mais elle conduit ces négociations au nom des États européens. Par conséquent, elle a besoin de leur aval pour lancer une négociation. Par ailleurs, pour entrer en vigueur, ces accords doivent être validés par le Parlement européen à la majorité et par les vingt-huit États membres à la majorité qualifiée ou à l’unanimité. De plus, la ratification des Parlements nationaux est nécessaire pour les dispositions qui ne relèvent pas de la compétence européenne comme les tribunaux d’arbitrage.
Au-delà de ces sujets, des cas peuvent être mis en avant pour démontrer que la Commission européenne œuvre également dans l’intérêt général européen.
Une action guidée théoriquement par l’intérêt général européen
La Commission a une compétence exclusive en matière de concurrence depuis 1989. Ainsi, elle entend lutter contre les abus de position dominante d’entreprises (exemple Google). Dans ce cadre, elle a déjà condamné l’Irlande pour avoir octroyé des aides illégales à Apple via des avantages fiscaux. Ainsi, Apple a dû rembourser 13 milliards d’euros à l’Irlande. Néanmoins, l’absence d’accord entre les États et souvent le frein à la mise en place de politique innovante comme l’illustre l’exemple qu’est la taxa GAFA.
Par ailleurs, la Commission européenne est également capable de mettre en œuvre une politique anti-dumping pour contrecarrer les effets négatifs de certaines pratiques concurrentielles comme elle l’a fait avec l’industrie du cycle. En 1991, à la suite d’une plainte de la Fédération européenne des fabricants de bicyclettes (FEFB) contre le dumping pratiqué par les producteurs chinois, la Commission a mis en place une place antidumping en 1993 de 30,6% sur les importations de vélos chinois. Cette taxe a été relevée à 48,5% en 2013. Ainsi, à la fin 2018, il était possible de recenser 135 mesures antidumping et antisubventions dont 93 concernent la Chine. Ces mesures ont permis de protéger 320 000 emplois directs dans l’Union européenne. Par ailleurs, cette politique a été modernisée en 2017 afin d’accroître les moyens de l’Union en termes de lutte contre le dumping des puissances étrangères. L’accord trouvé peut-être dit a minima mais s’avère être une véritable avancée pour l’Union et ses industries. L’objectif de cette révision de la politique commerciale européenne était de permettre une réaction plus rapide contre le dumping et les importations subventionnées. Ainsi, la période qui va de l’ouverture d’une enquête contre des importations à l’imposition de sanctions est passée de 9 à 7 mois ce qui reste très long. La révision de cette politique a également montré la difficulté de trouver un consensus en raison des visions et des stratégies différentes des États membres notamment en ce qui concerne la question du « droit moindre ». Les producteurs chinois ont essayé de contourner la législation européenne en délocalisant l’assemblage de leurs bicyclettes dans d’autres pays que la Chine obligeant la Commission européenne à faire évoluer régulièrement sa législation. Ainsi, en 2005, les importations de bicyclettes en provenance du Vietnam sont taxées à 34,5%. En 2013, la Commission européenne a ouvert une enquête sur les importations d’Indonésie, de Malaisie, du Sri Lanka et de Tunisie. En 2015, les importations en provenance cette fois-ci du Cambodge, du Pakistan et des Philippines font l’objet de mesures similaires. La protection mise en place par l’Union européenne a permis aux industriels européens de se développer sur d’autres technologies comme les vélos à assistance électrique que la Commission a également protégé par d’autres mesures antidumping allant de 10 à 70% selon les producteurs chinois. À la suite de ces mesures, les exportations chinoises de vélos électriques sont passées d’une moyenne de 100 000 par mois au premier semestre 2018 à moins de 15 000 par mois au second semestre. Toutefois, les constructeurs chinois œuvrent déjà pour contourner ces règles en déplaçant leur production dans des pays tiers.
Néanmoins, la prise de position de la Commission européenne dans le cas de la fusion Siemens-Alstom questionne sur sa capacité à penser une politique industrielle ambitieuse et à œuvrer pour la préservation des technologies européennes.
Des évolutions parfois freinées par les États membres au nom de leurs intérêts nationaux
Les États membres sont souvent divisés sur de nombreux sujets comme par exemple sur celui de la réciprocité dans l’accès aux marchés publics. En 2013, la Commission a présenté un projet de règlement pour fermer les marchés publics européens aux entreprises des pays qui n’ouvrent pas leurs propres marchés aux entreprises de l’Union. En Europe, les marchés publics sont ouverts à 90%, contre 32% aux USA et 28% au Japon. Le texte était bloqué au Conseil, 15 États membres étaient contre, 12 pour. Les marchés publics représentent 8 000 milliards d’euros par an dans le monde dont 1 400 milliards d’euros uniquement en Chine. Les entreprises européennes emporteraient seulement 10 milliards d’euros de contrats par an en dehors de l’Union européenne.
La Commission européenne a relancé le débat sur les marchés publics en mars 2019. Dans son nouveau projet, la Commission propose de majorer les prix pour les offres émanant d’entreprises de pays « fermés ». L’activation de la majoration sera du ressort de la Commission après consultation des États membres. Il sera impossible pour les autorités nationales adjudicatrices de contourner la Commission. Cette proposition arrive après le rejet de la Commission d’autoriser la fusion entre Alstom et Siemens qui a relancé le débat sur l’impuissance européenne face à la Chine. Néanmoins, il y a fort à parier que cette proposition ne fera pas plus consensus au sein des États membres en 2019 qu’auparavant.
En outre, il a été adopté en avril 2019 un mécanisme de filtrage des investissements étrangers qui doit permettre de mieux protéger les intérêts stratégiques de l’Union. Les nombreuses acquisitions chinoises en Europe font souvent l’objet de débat comme cela a été le cas quand la Grèce a vendu en 2016 le Port du Pirée à Cosco, ou encore quand le fabricant allemand de robot Kuka est passé sous pavillon chinois la même année ou très récemment quand le premier actionnaire de Daimler est devenu chinois. Le problème majeur dans le contrôle des investissements étrangers est que l’Union européenne peine à mettre en place une approche commune et que les États membres n’ont pas la même vision. Presque toutes les grandes puissances internationales ont un comité qui valide ou non les investissements étrangers. Au sein de l’Union européenne, seuls douze États membres ont un outil de contrôle dont la France, l’Allemagne, l’Italie ou encore le Royaume-Uni. De nombreux États membres s’opposent au développement d’un outil de filtrage comme la Grèce, la Finlande ou encore les Pays-Bas. Les pays d’Europe de l’Est n’y sont pas favorables notamment en raison du projet chinois des Nouvelles routes de la Soie qui est un grand projet d’investissements dans les infrastructures européennes. Si le nouveau mécanisme de contrôle qui repose principalement sur un échange d’information semble insuffisant, il constitue une avancée importante pour l’Union européenne sur le sujet. Ces débats aussi bien sur ce mécanisme que ceux sur la réciprocité dans l’accès aux marchés publics montrent que le frein à la protection des industries européennes et des emplois européens n’est pas toujours l’Union européenne et sa Commission mais bien souvent les États membres eux-mêmes.
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En conclusion, la Commission a besoin d’être réformée, il est important de rappeler que certains blocages qu’on lui attribue sont également le fait des États membres qui privilégient bien souvent leurs intérêts nationaux au détriment de l’intérêt général européen.
© Sipa/ Philippe Sautier
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