– Par Margot Holvoet, analyste des questions écologiques au sein du collectif Chronik
Matrice absolue pour certains, l’écologie est une préoccupation lointaine ou un franc « charlatanisme » pour d’autres. De prise de conscience progressive à réelle polarisation, l’« écologisme » des Français se distingue aussi par une tension et des contradictions entre les paroles et les actes. Pourtant, l’essentiel est ailleurs. La transition écologique se joue en effet au niveau de l’action publique.
Un amour en dents de scie
Une brève immersion dans l’histoire de l’écologie et les enquêtes d’opinions en France permet de dresser un état des choses surprenant : contrairement à l’intuition selon laquelle la conscience écologique des Français serait en croissance constante, COP21 et résultats aux élections européennes à l’appui, le pic de conscience écologique des Français et des actions écologiques fut atteint en 2008 (rapport Ademe 2018). Depuis, et sans présager des derniers mois qui ont vu une présence médiatique accrue de l’écologie, pour lesquels une information sérieuse n’est pas encore disponible, ces deux indicateurs connaissent une baisse significative. L’« écologisme » des Français a une histoire contrariée.
C’est au crépuscule de la seconde guerre mondiale que la préoccupation écologique fait son apparition dans le débat public occidental et Français, avec l’explosion des premières bombes nucléaires, expérimentale – l’essai des États-Unis du 16 juillet 1945, puis militaires – à Hiroshima et Nagasaki au début du mois suivant (D. Worster, Les pionniers de l’écologie, 1992). Outre la menace nucléaire désormais largement publicisée, la presse relaie les dangers des pesticides et notamment du dichlorodiphényltrichloroéthane ou « D.D.T. ». Accompagnant cette publicisation, les années 1960 et 1970 voient fleurir les traités internationaux relatifs à la protection de l’environnement (47 traités et la création du Programme des nations unies pour l’environnement – PNUE – en 1972) ; les premières politiques de réduction des nuisances environnementales sont alors prises en France, avec un certain succès notamment sur la qualité et la consommation de l’eau, ou sur la qualité de l’air où les taux de dioxyde de soufre ont baissé de 70 % à la fin des années 1990. Les premières données scientifiques mettant en évidence l’impact désastreux de l’industrialisation sur l’environnement apparaissent (création puis publications du Groupe d’experts international sur l’évolution du climat en 1988…), et une puissante contestation de la société capitaliste sur la même période donne naissance à une littérature foisonnante plaidant et proposant des modèles alternatifs (rapport Meadows de 1972, ouvrages et travaux de Jacques Ellul, puis Ivan Illich, Murray Bookchin ou James Lovelock…).
Les Français placent alors l’environnement en tête de leurs priorités dans les sondages des dernières années de la décennie 1980. Toutes les conditions semblaient ainsi rassemblées pour une réorientation de la barque de l’économie et des modes de vie vers un plus grand respect de la nature, qu’aurait pu entériner la conférence de Rio de 1992.
Le virage raté des années 1990
Pourtant, dès 1994, l’environnement dégringole dans la liste des priorités, doublé par le chômage, l’insécurité, puis l’immigration. La Conférence de Rio est un échec retentissant (aucun accord n’y sera trouvé), et l’état global de l’environnement se dégrade : les rapports alarmants s’accumulent, couronnés par le dernier rapport de l’IPBES sur l’extinction bien entamée de la biodiversité mondiale (mai 2019). 47 ans après la création du PNUE, marqueur de la prise de conscience internationale, et du ministère de l’environnement en France (1971), les modes de vie occidentaux et des Français sont encore bien loin de correspondre au respect de l’environnement. Des gestes quotidiens témoignant de la conscience verte, le recyclage est le seul qui semble s’être réellement enraciné dans le quotidien des Français (de 5 % en 1992, il atteint les 85 % en 2018, source Ademe et Ifen). La consommation de produits « verts » ou bio stagne autour de 20 % (20 % des personnes déclarent consommer régulièrement du bio dans les années 2010, et la dépendance à la voiture a encore de beaux jours devant elle, quand 7 salariés sur 10 vont au travail en voiture (Insee 2019).
La conscience environnementale des Français cesse de croître dans les contrecoups de la crise de 2008. Certaines pratiques, comme la limitation de la consommation d’énergie dans les foyers, sont en baisse significative : alors qu’en 2010, 43 % des foyers rapportaient faire attention à leur consommation d’énergie et éteindre leur veille de téléviseur, ils ne sont plus que 35 % en 2018 (CGDD 2018).
Haro sur le consommateur
Pour comprendre le divorce entre une apparente conscience des enjeux environnementaux et l’absence de révolution dans les pratiques menant à la dégradation constante de l’environnement, l’écueil consisterait à se focaliser sur les raisons psychologiques des incohérences des Français et leurs « dissonances cognitives », annonçant vert et faisant rouge. Les raisons se situent bien plutôt aux niveaux idéologique et gouvernemental.
Après une décennie fertile en élaboration de systèmes alternatifs dans les années 1980, prônant notamment la décroissance et la sobriété, le rapport Brundtland de l’ONU (1987) signe l’arrêt de mort de ces modèles : la définition d’un « développement durable » et sa petite sœur la « croissance verte » ont donné les arguments nécessaires à la poursuite du système consumériste en le parant des atours de l’écologie. Le paradoxe est pourtant criant : prêter attention aux cycles de vie des produits, à leur durabilité et modes de productions ne permet guère de réduire l’impact sur les ressources naturelles quand les volumes de produits consommés augmentent. La consommation des ménages en volume n’a jamais cessé de croître jusqu’à aujourd’hui. La masse des déchets ayant doublé entre les années 1960 et 1990 (rapport « Statistiques du développement durable », 1994), l’augmentation pourtant spectaculaire des taux de recyclage ne parvient pas à régler le problème de la gestion des déchets.
Surtout, un certain mode d’action gouvernementale prônant la « responsabilisation » de l’individu s’est généralisé à de nombreux domaines de l’action publique. Le développement durable n’échappe pas à cette tendance lourde. Que ce soit en santé publique, où les luttes contre l’obésité, l’abus d’alcool, ou la sédentarité passent par des campagnes de communication auprès du grand public souvent mal comprises et parfois culpabilisantes (voir rapport d’information n°1234 de l’Assemblée nationale sur la prévention santé en faveur de la jeunesse), ou pour la protection de l’environnement, présentée comme la responsabilité de chacun (avec l’incitation aux comportements verts, éteindre la lumière et consommer moins d’eau), l’action étatique passe à la trappe, au détriment des facteurs structurants pourtant déterminants dans toute politique visant à orienter un comportement.
Qu’il s’agisse d’encourager la consommation de fruits et légumes ou la pratique du vélo – dans une logique de santé publique ou de protection de l’environnement –, la présence d’un environnement favorable (des pistes cyclables ou l’accessibilité des fruits et légumes) dépasse de loin en efficacité l’information du citoyen ou sa bonne volonté (voir l’éloquente pyramide des actions impactantes sur la santé de Frieden, 2010). Ainsi en 1990, 73 % des Français interrogés déclarent vouloir acheter des produits plus verts ; deux ans plus tard, seuls 18 % les achètent effectivement (Eurobaromètre 1992) – 61 % des individus expliquent aujourd’hui que le prix élevé est la raison principale pour laquelle ils n’achètent pas de produits biologiques (CGDD/SDES (Epem 2011-2016)), suivis par 12 % qui évoquent la difficulté à en trouver sur leur lieu de courses habituel. Faire peser sur l’individu l’entière responsabilité de ses comportements sans prendre en compte son environnement de choix (prix et accessibilité en tête) est non seulement inefficace mais encore dangereux : les inégalités s’accroissent par l’asymétrie d’information et d’accès aux meilleures ressources (É. Breton, Santé Publique 2013/HS2, p. 119-123).
Cette stratégie induit enfin un effet contraire à celui qu’elle annonce rechercher : loin d’encourager les comportements bénéfiques à l’environnement, elle mène à leur raréfaction. Si en 1992, date de la première enquête menée par le CNRS sur l’opinion des Français sur l’environnement (Observatoire OIP-FNSP-CNRS), 47 % des Français estiment que c’est d’abord aux comportements de chacun d’évoluer pour assurer la protection de l’environnement – contre 38 % pour les industriels et 6 % pour les pouvoirs publics, ce pourcentage est tombé à 13 % en 2018 (ADEME 2018). La baisse du pouvoir d’achat d’un côté et le manque d’action des pouvoirs publics sont les causes majeures de la diminution des « bonnes pratiques » écologiques depuis 2008 : la lassitude de se voir imputer les efforts couplée à une meilleure information sur les origines réelles de la dégradation de l’environnement induit une baisse de l’action environnementale des ménages, et un discrédit des pouvoirs publics accusés d’inaction.
Le cercle vicieux du cycle politique
Pourquoi, dès lors, persister dans cette stratégie publique de « responsabilisation de l’usager » au détriment de mesures permettant de transformer l’environnement de choix ? L’action politique répond à la logique du « cycle politique » ; celui-ci estime que pour qu’une action politique soit enclenchée, elle doit d’abord être « mise à l’agenda ». Et cette mise à l’agenda ne se fait bien souvent qu’à la suite de très fortes mobilisations citoyennes, quand ce n’est pas l’affaire des lobbies. Il faut donc que l’environnement soit d’abord une priorité pour les citoyens pour en devenir une pour les pouvoirs publics. Or, les statistiques sur l’opinion des Français relative à l’environnement montrent que c’est à la suite de fortes médiatisations des problèmes environnementaux que les Français se déclarent le plus concernés, et donc le plus facilement mobilisables – comme après les tempêtes et inondations entre 1999 et 2002, qui ont connu une intense couverture médiatique. Et pour que les médias se saisissent largement d’un sujet, il doit être vendeur, et donc … constituer une priorité pour les citoyens. Apparaît ainsi un cercle vicieux. Pour qu’une thématique nouvelle entre véritablement dans le cycle politique, il faut que l’un des acteurs l’y entraîne de manière exogène et volontaire.
La très forte médiatisation de ces derniers mois pourrait bien constituer ainsi le premier pas vers une véritable mise à l’agenda des transformations écologiques nécessaires : France télévision et Radio France (« Terre au carré » sur France Inter), M6 (avec « Legacy ») et France info, RTL, RMC et Europe 1, tous ont ajouté des programmes sur l’environnement à leur grille de rentrée 2019. Mais seule une entrée au cœur de l’action étatique pourrait permettre à l’écologie de s’installer de manière pérenne et de briser le cycle de l’inaction. Pas de relâchement à prévoir pour les militants écologistes : l’adoption du CETA et autres décisions anti-écologiques nous rappellent que le temps n’est plus à l’espoir, car « l’espoir équivaut à la résignation » (dit Albert Camus dans Noces). Espérer, c’est attendre, et le temps est à l’action.
– Par Margot Holvoet, analyste des questions écologiques au sein du collectif Chronik
Nabli Béligh
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