S’il est un changement majeur intervenu entre le début du mouvement des Gilets jaunes et aujourd’hui, c’est certainement le niveau d’acceptabilité de la violence. Alors qu’il y a un an, la moindre atteinte aux biens valait à son responsable l’opprobre générale, y compris et surtout des autres manifestants, il est devenu fréquent d’appeler à la violence, soit pour répondre à celle des pouvoirs publics, soit pour renverser les autorités politiques – alors même que « le fait de diriger ou d’organiser un mouvement insurrectionnel est puni de la détention criminelle à perpétuité et de 750 000 euros d’amende » (art. 412-6 du Code pénal). On se souvient de l’appel au « soulèvement » d’Éric Drouet ; bien d’autres exhortations de ce type, quoique plus confidentielles, ont été égrenées au fil des mois. Or, le fait majeur de l’évolution des sociétés occidentales est l’intériorisation des tensions – autrement dit, la « civilisation des mœurs », pour reprendre le titre du célèbre ouvrage de Norbert Elias. L’épée cède la place à la cabale, à l’intrigue, et la pulsion au calcul, cependant que la violence physique légitime est conquise de façon monopolistique par l’État… Mais ce processus, loin d’être linéaire et irréversible, subit quelques accrocs, en particulier lorsque la violence d’État accoutume la population à un savoir-être violent, qui irrigue les modes de conflictualité. L’historien George Mosse a bien mis en évidence comment la Première Guerre mondiale avait conduit à la banalisation de la violence après-guerre, à la brutalisation des sociétés et, enfin, avait participé à l’avènement des régimes totalitaires.
Brutalisation de la société
Les premières études sociologiques menées sur les Gilets jaunes montrent que les premières manifestations étaient composées de nombreuses personnes n’ayant aucune culture des mouvements sociaux. Les blessures subies par les protagonistes des manifestations antérieures étaient vécues de loin. La répression policière était banalisée, telle une légitime réaction de l’État pour maintenir l’ordre face des contestations souvent taxées de corporatisme, vues comme de simples défenses de privilèges ; autrement dit, des revendications particulières attaquant l’universalisme des lois républicaines.
Brusquement, ces personnes sans expérience des conflits sociaux se sont affrontées à la violence indiscriminée (tel le tir ayant mené à la mort de Zineb Redouane à Marseille) et disproportionnée (comme la charge ayant entraîné le coma de Geneviève Legay) de policiers et de gendarmes dont la violence, en retour, est légitimée par une chaîne de commandement remontant in fine à un représentant élu au suffrage universel direct et chargé de veiller au respect de la Constitution. Autrement dit, la démocratie représentative pouvait à leurs yeux se retourner avec une abusive agressivité contre celui en qui réside la souveraineté : le peuple.
Au 18 novembre 2019, sur les 860 blessés, dont deux morts, répertoriés par le journaliste David Dufresne, 28 sont de simples passants, 115 des journalistes et 33 des « Médics » (bénévoles dispensant les premiers secours dans les manifestations). Un blessé ou mort sur cinq est donc une personne non directement impliquée dans les manifestations. À quoi Christophe Castaner répond que « si la loi était respectée, il n’y aurait pas de blessés ». C’est, en d’autres termes, un rappel de l’usage légitime de la violence par l’État, a fortiori par un État doté d’institutions démocratiques.
L’impasse démocratique
Deux régimes de légitimité s’affrontent : celui de l’État dirigé par des représentants démocratiquement élus ; celui de Gilets jaunes qui s’affirment souverains. Néanmoins, le degré de violence étatique jugé illégitime, injustifié et même illégal par les Gilets jaunes alimente insensiblement une culture de la violence qui essaime bien au-delà des rangs des manifestants : ce sont les familles des blessés qui sont touchées, puis leurs proches et leurs cercles élargis de socialité. De loin en loin se cultive le ressentiment à l’égard des forces de l’ordre, de ceux qui les dirigent, et le traditionnel cortège entre Nation et République, voire les actions de désobéissance civile, tombent dans l’inanité ; le cadre institutionnel n’est plus suffisant. Pis, il reproduit par lui-même l’impossibilité d’accéder à des avancées jugées légitimes.
Face à l’aporie du jeu démocratique, d’aucuns appellent à la violence pour renverser les autorités politiques de l’État ; ils affirment donc la nécessité d’une révolution. Qu’il se concrétise ou non, ce projet, par la légitimité croissante dont il bénéficie, marque sans conteste une rupture dans l’ordre politique français contemporain. Il est le signe d’une brutalisation de la société dont les premiers indices, venus des quartiers populaires, esquissent la fin du système représentatif de nature libérale, tel qu’il s’est ouvert à la fin de la Commune de Paris, le 28 mai 1871.
- Image : Le 1er mai 1891, en France, la troupe ouvre le feu sur une manifestation non autorisée.
Les derniers articles par Charles Thibout (tout voir)
- L’Europe, les GAFAM et l’impuissance régulatoire - 28 février 2021
- La politique étrangère américaine : un éternel recommencement ? - 2 novembre 2020
- Trump et la violence maladive de la société américaine - 4 octobre 2020