Fin mars 2018, cinq adolescents étasuniens font la une de « Time Magazine ». Pas pour un bad buzz, mais pour leur combat contre les armes à feu. Loin des idées reçues, les jeunes s’impliquent, eux aussi, dans la société et renouvellent les formes, les leviers et les techniques de l’engagement. Voici le quatrième article de la série consacrée aux Millenials.
« Teens in 2018 have had a wild year. They went from eating Tide pods to reforming gun laws. » (« Les adolescents vivent une année 2018 délirante. Ils sont passés de ‘mangeons des capsules de lessive’ à ‘réformons le contrôle des armes à feu’. ») Voici le genre de messages qui se multipliaient sur Twitter au lendemain du discours contre les armes à feu qui a rendu célèbre Emma Gonzalez, cette lycéenne de 18 ans rescapée de la fusillade du lycée de Parkland, en Floride, qui a fait 17 morts le 14 février 2018.
ENTRE AGACEMENT ET FASCINATION
Les Millenials venaient alors de faire l’objet d’une nouvelle polémique d’ampleur portant sur un énième challenge lancé sur les réseaux sociaux et devenu viral partout sur la planète : le « Tide pod challenge », ou le fait de croquer ces capsules de lessive liquide semblables à des confiseries, générant de nombreux cas d’empoisonnement. Le monde entier dénonçait alors ce défi absurde, dangereux et stupide, et moquait la tendance croissante des Millenials, caricaturés comme une génération inconsciente, égoïste, addicte aux écrans , sans talent ni conscience collective, assoiffée d’argent facile et de gloire éphémère, à se lancer ce genre d’épreuves sur les réseaux sociaux pour faire le buzz.
Aller plus loin : « Millenials : génération ‘bad buzz’ »
Quelques semaines plus tard, il aura fallu le retentissant et magistral discours d’Emma Gonzalez contre les armes à feu, et des records de jeunesse aux Jeux Olympiques d’hiver de Pyeongchang pour redorer le blason de cette génération qui fascine autant qu’elle agace.
« Les Millienials sont à la fois la pire et la meilleure génération qui ait jamais existé ». Ce tweet, « liké » près de 223 000 fois, résume bien les réactions effarées au titre Olympique remporté haut la main par le jeune snowboarder américain Red Gerard, 17 ans.
Décontracté, nonchalant, le fluet compétiteur est arrivé in extremis pour son run, après s’être réveillé trop tard pour cause de bingewatching nocturne sur Netflix, avoir perdu sa tenue officielle de compétition et emprunté celle – trop grande – d’un coéquipier. Et il a répété « Fuck ! » devant les caméras du monde entier, à une heure de forte audience aux États-Unis, à l’arrivée de sa course incroyable.
Ils n’étaient alors pas nombreux, les internautes et journalistes qui rappelaient avec honnêteté que Red Gerard est également leader de la coupe du monde, grâce à un travail acharné qui lui a permis de faire tomber le record du plus jeune compétiteur à gagner une médaille d’or aux Jeux Olympiques d’hiver depuis 1928.
Un de ses jeunes compatriotes a également fait l’objet d’un buzz foudroyant sur les réseaux sociaux pendant ces Jeux en Corée du Sud. Le skieur freestyler Gus Kenworthy a en effet embrassé son petit ami à l’issue de son épreuve, en direct devant les caméras. Son baiser est devenu viral sur les réseaux sociaux, tout comme son tweet : « Je n’avais pas réalisé qu’on était filmés, mais je suis tellement heureux qu’on l’ait été. Jamais dans ma jeunesse, je n’aurais pu imaginer voir deux hommes s’embrasser à la télévision pendant les J.O., mais pour la première fois, un jeune qui regarde la télé peut le voir. » Un message militant qui lui a valu un déferlement de soutiens, venu éteindre le feu attisé par les haters (ces utilisateurs des réseaux sociaux qui publient des commentaires haineux ou violents de manière répétée).
PLUS ENGAGÉS QUE JAMAIS ?
Emma Gonzalez est quant à elle devenue la figue de proue de la lutte contre les armes à feu aux États-Unis. Elle a eu droit à la prestigieuse « Une » de Time Magazine, avec quatre de ses camarades de classe qui l’accompagnent comme leaders du mouvement #NeverAgain. Sur la couverture de l’hebdomadaire, les cinq adolescents apparaissent, jeans déchirés et sneakers usées aux pieds, regard déterminé, derrière le titre : « Enough. » Après avoir interpellé Donald Trump et la National Rifle Association (NRA), le principal lobby américain des armes à feu, en répétant « Honte à vous », le 17 février dernier, lors d’un rassemblement suite à la fusillade de Parkland, la jeune Emma est devenue, par son courage et son talent oratoire, la porte-parole de cette jeunesse qui voit ses camarades mourir à l’école et dont les salles de classes sont équipées de tableaux pare-balles.
Les Millenials ne se reconnaissent pas nécessairement dans le jeu des partis, mais leur force de proposition, de création, leurs compétences nouvelles, leur autonomie et leur maîtrise du numérique en font une génération engagée différemment, mais non moins fortement.
Le 21 février, une semaine seulement après la tuerie, elle a accepté de débattre sur CNN avec Dana Loesch, porte-parole de la NRA, et lui a tenu tête. La lycéenne sait donner de l’écho à son combat. Appels à la mobilisation, diffusion de messages, interventions : elle utilise efficacement les codes de Twitter, réseau sur lequel elle compte désormais 1,3 million d’abonnés, soit deux fois plus que la NRA. « Nous allons être les enfants dont on parle dans les manuels scolaires. Pas parce que nous serons une nouvelle statistique sur les fusillades en Amérique, mais parce que nous allons changer la loi », a-t-elle déclaré à l’attention du Président américain le 17 février, portant la voix de sa génération mais aussi de celle de ses aînées, celle de la tuerie de Colombine, qui n’avait pas réussi se faire entendre.
Les Millenials sont souvent dépeints comme une génération peu engagée, comme peu intéressés par la chose publique, le débat politique. Ils sont trop souvent méprisés par les générations précédentes qui les accusent d’être trop peu attachés aux grands combats qui étaient les leurs, pour la liberté, la fraternité, la lutte contre les inégalités. Les grands mouvements sociétaux qui ont émergé ces dernières années, et plus particulièrement ces derniers mois, semblent pourtant prouver le contraire. Les Millenials ne se reconnaissent peut-être pas nécessairement dans le débat politique traditionnel et le jeu des partis, mais leur force de proposition, de création, leurs compétences nouvelles, leur autonomie et leur maîtrise des usages du numérique en font une génération engagée différemment, mais non moins fortement.
Le mouvement mondial #MeToo et le mouvement #TimesUp qui en a découlé en faveur de la libération de la parole des femmes contre les violences ont été principalement impulsés et animés par les Millenials sur les réseaux sociaux, révélant au grand jour la montée d’une nouvelle génération féministe, particulièrement connectée. L’écho sans précédent de cette révolte numérique a permis pour la première fois d’atteindre l’objectif de ce mouvement : que la honte change de camp face aux violences faites aux femmes.
L’EFFICACITÉ SANS PAREIL D’UN ENGAGEMENT CONNECTÉ
Aux États-Unis, le mouvement de solidarité envers les victimes de l’ouragan Harvey a également été révélateur de la capacité des Millenials à créer une mobilisation massive, rapide et efficace grâce aux médias sociaux. Fin août 2017, l’ouragan frappe le Texas, la Louisiane et le Tennessee, faisant 90 morts et laissant derrière lui des dégâts matériels considérables, estimés à 60 milliards de dollars. Le célèbre Youtubeur américain Jake Paul, suivi par 30 millions d’abonnés toutes plateformes confondues, plutôt connu comme étant la terreur de son voisinage et pour ses gags potaches sur Internet, décide alors d’agir. Il prend le volant avec ses amis, conduit toute une nuit de la Californie jusqu’au Texas et lance une opération sur les réseaux sociaux tout en filmant son périple : « Nous avons l’opportunité de sauver des centaines de vies grâce à la force des réseaux sociaux », déclare-t-il.
À proximité de Houston, Jake Paul marque un arrêt dans un centre commercial, loue des camions et lance un appel sur les réseaux, invitant tous ses fans et toute personne volontaire à le rejoindre pour charger les camions de vivres, d’eau et de matériel de premiers soins. Un internaute lui propose de lui prêter des jet skis afin de franchir les routes inondées pour aller chercher les familles bloquées par les eaux à l’intérieur de leur domicile. En lien permanent avec les victimes grâce aux réseaux sociaux et par radio avec les autorités et les secours, une chaîne de solidarité et de secours s’organise autour de Jake Paul, de manière tantôt chaotique, tantôt efficace, mais toujours engagée, pour aider les rescapés, permettant de mettre à l’abri plusieurs dizaines de personnes.
Depuis le printemps 2017, une autre star des réseaux sociaux, Jérôme Jarre, a lancé une vaste opération de livraison de vivres en Somalie. Le 15 mars 2017, il appelle ses abonnées sur Twitter à rassembler la somme nécessaire dans le but d’affréter un avion rempli de médicaments, d’eau et de nourriture pour Mogadiscio. En un temps record, il parvient à réunir plus de deux millions de dollars et à persuader une compagnie aérienne de mettre à disposition ses avions grâce au hashtag viral #TurkishAirlinesHelpsSomalia. Son opération se poursuit, presque un an plus tard.
Le mouvement « #LoveArmy » s’est également remobilisé à l’occasion d’un appel aux dons à destination des camps de réfugiés abritant 600 000 Rohingyas ayant fuit la Birmanie. Les messages relayés sur les comptes Twitter de personnalités (en France, l’acteur Omar Sy ou le Youtubeur Mister V) et sous forme de livestreams sur différentes plateformes ont connu une viralité mondiale et permis de lever plus d’un million de dollars de dons en une journée, presque deux millions en trois jours, quand d’importantes ONG peinent à récolter quelques dizaines de milliers de dollars en plusieurs semaines.
Peu engagés politiquement au sens traditionnel du terme, peu enclins à se rassembler derrière une personnalité politique ou dans un parti, les Millenials ne sont pas pour autant une génération désintéressée de la marche du monde, reniant toute responsabilité sociétale ou toute entraide citoyenne. Bien au contraire. La génération Millenials se saisit avec force et une détermination rarement égalée des causes qui lui paraissent justes. Experte dans l’usage de ces réseaux sociaux si critiqués, elle sait s’en servir pour donner un écho considérable à ses combats. Et parvient peut-être mieux qu’aucune autre à faire bouger les lignes.
© Photo : Flickr (Claude Lévêque)
Elsa Guippe
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