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La lutte contre l’argent sale est l’affaire de tou.te.s

Le phénomène de la corruption est multiforme, difficile à saisir. Sylvie Matelly, économiste et directrice adjointe de l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS), et Carole Gomez, chercheuse à l’IRIS, ont tenté de relever le défi. Elles répondent à nos questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage « Argent sale : à qui profite le crime ? », aux éditions Eyrolles. 

Chronik.fr : À quoi correspond l’ « argent sale » et quelle est l’ampleur du phénomène ?

S.M. et C.G. : Pour paraphraser le philosophe Thierry Ménissier, qui désignait ainsi la corruption, l’argent sale est une notion aussi bien parlante que mal définie. Si l’on comprend aisément de quoi il s’agit, arriver à poser un cadre, à définir est en revanche plus complexe. Alors que certains, comme Éric Vernier, par exemple, feront entrer dans cette catégorie tout flux d’argent issu d’activités illégales et immorales, d’autres nuanceront en ne prenant en compte que les activités illégales, issues par exemple de la criminalité organisée.

Pour notre part, nous raisonnons en creux, c’est-à-dire que nous considérons comme argent sale tout argent qui doit connaître un blanchiment, pour pouvoir être réinjecté dans l’économie mondiale. En effet, l’argent sale issu d’activités répréhensibles se nourrit de tout un ensemble d’activités légales en tête desquelles se trouve, par exemple, l’optimisation fiscale. Ainsi, dans notre ouvrage, nous revenons sur les questions de corruption, de financement du terrorisme, de contrefaçon, de caisses noires et évidemment sur la question des paradis fiscaux.

La difficulté de la règle est qu’elle est moins rapide que les techniques de fraude et de « production » de l’argent sale. Le temps de la loi est long, les détournements, crimes, évasions fiscales et autres phénomènes de l’argent sale vont très vite.

Au-delà de la difficile définition qualitative, ce constat est renforcé par l’impossible quantification du phénomène d’argent sale, où des chiffres variant du simple au quintuple sont présentés. Des estimations de 2 000 milliards de dollars, de 8 % du PIB mondial et bien d’autres sont avancées. À la lecture de ces données, un constat s’impose rapidement : il est impossible d’estimer avec précision cette manne financière, sauf à raisonner par secteurs, mais qui, là encore, donneront des estimations, lesquelles, d’un spécialiste à l’autre, seront extrêmement variables.

Dans ce contexte, les seuls moyens qui peuvent être efficaces dans la lutte contre ce phénomène sont culturels et liés au contrat social tel l’acceptation de l’impôt, la lutte contre les inégalités etc. En d’autres termes, l’argent sale est d’abord et avant tout un choix de société !

Chronik.fr : En quoi la mondialisation est-elle un facteur d’aggravation de la corruption ?

S.M. et C.G. : La corruption constitue toujours un transfert d’argent. Dans ce contexte, quand la mondialisation facilite les transferts internationaux et conduit à une accumulation sans précédent dans l’histoire de l’humanité des richesses, tous les ingrédients sont là pour que le phénomène s’aggrave. Il n’est pas sûr toutefois qu’il se soit aggravé d’un point de vue relatif, c’est-à-dire pour ce qui concerne la part de ces richesses qui conduit à de la corruption. En effet, il y a à peine quelques décennies, la corruption était une pratique courante à peu près partout dans le monde et cela était, au mieux, toléré, au pire, considéré comme inévitable.

Aujourd’hui, la corruption est devenue quelque chose d’inacceptable dans de nombreux pays et par une part toujours plus nombreuse de la population mondiale. Les entreprises savent toutes qu’elles prennent d’énormes risques, à la fois légaux mais également réputationnels, en proposant des pots de vin pour obtenir un marché. Cela ne signifie pas qu’elles ne le font plus mais c’est une épée de Damoclès au-dessus de leur tête, pouvant entraîner leur disparition. Nul doute que nombre d’entre elles y ont renoncé, le risque étant devenu trop grand. Et cette situation est aussi liée à une mondialisation qui connecte tout le monde et fait circuler très vite toutes les informations.

Chronik.fr : Qu’en est-il des législations internationales et nationales de lutte contre la corruption ? Outre la responsabilité des politiques et des États, quel rôle la société civile joue-t-elle dans cette lutte ?

La lutte contre l’argent sale peut être comparée à la lutte contre le dopage. Elle est indispensable, elle parvient à certains coups de filet, mais elle n’avance malheureusement pas au même rythme que ce qu’elle dénonce. La difficulté de la règle est qu’elle est moins rapide que les techniques de fraude et de « production » de l’argent sale. Le temps de la loi est long, les détournements, crimes, évasions fiscales et autres phénomènes de l’argent sale vont très vite.

Autre limite, les règles restent aujourd’hui nationales alors que le phénomène de l’argent sale est mondial et internationalisé. Les politiques peuvent être dans certains cas irresponsables ou mal avertis du phénomène mais ils sont le plus souvent impuissants. Pourtant, la lutte doit se poursuivre, il est impossible d’accepter cela et il faut continuer à la fois à tenter de trouver des parades et à œuvrer pour que des règles globales soient mises en place.

On critique beaucoup les États-Unis quant à leur activisme politique en la matière qui menacerait la souveraineté des autres pays (ce qui est vrai, au demeurant !) mais force est de constater que cela produit des effets. Il suffit de relire l’histoire récente de la lutte contre la corruption… Ce qui est dommage c’est qu’ils ne soient pas plus imités dans leur activisme ! Cela présenterait deux avantages : contrebalancer le poids de ce pays et œuvrer contre l’argent sale.

Le rôle de la société civile est, sur cette question, immense. Par des manifestations monstres qui ont pesé sur les destitutions de chefs d’État, par l’activité d’ONG qui enquêtent et qui mettent en lumière l’activité de certains hommes et femmes politiques et entreprises, par l’influence croissante des lanceurs d’alerte ayant permis le dévoilement des différents scandales (UBSLeaks, LuxLeaks, Panama Papers, etc.), la société civile pèse de tout son poids sur les politiques à la fois nationales et internationales.

Il s’agit évidemment d’un processus long et qui ne portera ses fruits que dans quelques années, voire quelques dizaines d’années, mais cela contribue considérablement au regard que nous portons sur les choses. À toutes fins utiles, il convient de se souvenir qu’il y a encore quelque temps, parler des paradis fiscaux, outre la dimension exotique de la chose, mettait surtout en avant le côté astucieux, presque filou de la manœuvre. Ce n’est qu’avec des études, des enquêtes, des recherches que l’on a pu prendre conscience de l’impact désastreux de l’évitement de l’impôt sur les sociétés.

Sylvie Matelly, Carole Gomez, « Argent sale, à qui profite le crime ? » (préface de Pascal Boniface), éditions Eyrolles, février 2018, 190 pages, 16 euros.

© Photo : Flickr

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